Vers des modèles endogènes pour le développement des Suds
Introduction
Dans un contexte marqué par la volatilité des flux d’aide internationale, la montée des dettes souveraines et les défis posés par le changement climatique, la question du financement du développement des pays du Sud fait l’objet d’un renouvellement profond. Pourtant, les besoins de financement du développement de ces pays sont énormes et ne cessent de croître, faisant de cette problématique un enjeu central des débats économiques contemporains. Les modèles classiques centrés sur l’endettement externe, les financements multilatéraux et les Investissements Directs Etrangers (IDE), ont montré leurs limites en matière de durabilité, et d’impact sur les inégalités structurelles. En outre, la crise liée à la COVID-19 a mis en évidence, l’impossibilité de séparer les chocs macroéconomiques exogènes de l’évolution à long terme des trajectoires de développement : la mobilisation des ressources pour le développement continuera d’être affectée par ces chocs, à moins qu’elle ne repose sur une assise financière capable de les absorber.
Cette réalité souligne l’urgence pour les Etats du Sud d’adopter un financement durable, entendu comme la capacité d’un système économique à mobiliser des ressources financières de manière stable, équitable et alignée sur les objectifs de transformation structurelle. Cette durabilité implique le renforcement de l’ancrage local des mécanismes de financement tout en assurant leur cohérence avec les objectifs environnementaux, sociaux et productifs à long terme. Cette contribution propose de repenser les fondements et pratiques du financement du développement à travers une approche endogène et durable, centrée sur les ressources internes des États, les innovations locales et de capitalisation communautaire. Repenser le financement durable dans les Suds ne relève donc pas d’une posture idéologique de retrait, mais d’un impératif de cohérence économique et de justice structurelle.
La présente contribution s’ouvre sur une analyse critique des limites des modèles traditionnels de financement du développement dans les Suds, ensuite elle explore les leviers susceptibles de favoriser un financement durable et l’ensemble se conclut par une synthèse des analyses précédentes.
- Les limites des paradigmes traditionnels de financement du développement
Depuis les années 1950, les économistes du développement ont souligné l’importance du capital externe pour pallier l’insuffisance de capitaux pour investir dans les pays pauvres. Cette réflexion a été approfondie par Chenery & Strout (1966)[2] qui ont proposé un cadre théorique, le modèle à deux écarts qui posait comme principe que l’Aide Publique au Développement (APD) ou l’endettement externe compenseraient les faiblesses des capacités nationales de mobilisation de ressources. L’expérience des pays africains dans les années 1980-2000, notamment sous l’égide des programmes d’ajustement structurel, a révélé les effets pervers d’une financiarisation exogène : réduction de l’investissement public, privatisations massives, montée de l’informalité, mais aussi, affaiblissement de l’État et accroissement de la pauvreté. En parallèle, l’essor des IDE et de APD se sont concentrés sur des secteurs extractifs à forte intensité capitalistique mais à faible intégration domestique. Ce modèle rentier est souvent conditionné par des critères exogènes tout en imposant des cadres de réformes qui compromettent la soutenabilité budgétaire et la résilience économique des pays.
À ces limites s’ajoute une vulnérabilité accrue aux cycles de la dette. Plusieurs pays comme le Ghana, la Zambie et le Sri-Lanka, ont connu des crises récentes liées à une accumulation excessive d’euro-obligations à taux élevé, illustrant les risques d’une stratégie de financement externe non maîtrisée. Les approches néo-structuralistes et post-keynésiennes remettent en cause la soutenabilité de ce modèle qui reste souvent incompatible avec les impératifs d’investissement massif dans les infrastructures sociales et productives. En privilégiant des objectifs de solvabilité à court terme – tels que la réduction du ratio dette/PIB – ce paradigme induit des arbitrages défavorables au développement, en particulier dans les pays à faibles capacités fiscales. Or, sans investissements soutenus et ciblés, les économies du Sud peinent à générer une croissance inclusive et résiliente, ce qui compromet leur trajectoire vers le développement.
- Fondements théoriques du modèle de financement endogène
La théorie néoclassique du capital stipule que la dette constitue un instrument transitoire destiné à compenser le déficit d’épargne domestique et à initier un processus d’accumulation propice à la croissance. Toutefois, dans les pays du Sud, cette dynamique se heurte à des fragilités structurelles telles que l’absence de systèmes financiers efficaces, la faible bancarisation, etc.
Les approches post-keynésiennes et structuralistes (Lewis, 1954[3] ; Hirschman,1958[4]) posent les bases fondées sur l’activation de ressources internes et l’expansion progressive des capacités productives locales. Ces derniers soulignent, au contraire, que c’est l’investissement public qui génère l’épargne, en stimulant la demande globale, l’emploi et la base fiscale. Dans cette logique, l’État n’est pas simplement un arbitre, mais un acteur productif central, catalyseur de l’épargne nationale, de l’innovation endogène et promoteur de l’industrialisation. L’expérience historique des pays d’Asie de l’Est (Corée du Sud, Taïwan) et dans une moindre mesure de certains pays africains (Rwanda, Éthiopie) appuie cette hypothèse. Ce modèle s’appuie donc sur l’idée principale selon laquelle, la croissance soutenable ne peut résulter que d’une mobilisation interne des ressources, articulée à des institutions capables d’intermédier les flux financiers vers les secteurs à forte valeur sociale et productive.
- Principe du financement endogène et quelques modèles de réussite
Cette conception endogène privilégie plusieurs mécanismes : (i) La mobilisation fiscale élargiequi consiste à renforcer la capacité de mobilisation des ressources fiscales domestiques à travers l’élargissement de l’assiette, de lutter contre l’évasion, mais aussi de restaurer la légitimité de l’impôt. Le Rwanda en est un exemple emblématique : entre 2000 et 2020, la part de l’aide dans le budget est passée de 80 % à moins de 30 %, grâce à des réformes fiscales progressives, une digitalisation des services et un contrat social renforcé autour de l’investissement public local (IMF, 2021)[5]. (ii) L’intermédiation financière localequi repose sur la création ou le renforcement d’institutions financières permettant de canaliser l’épargne domestique vers des secteurs stratégiques. Le Bangladesh, avec la Grameen Bank a montré comment la microfinance peut servir d’instrument de financement local endogène et de transformation sociale. (iii) L’ancrage territorial et la planification locale à travers une adaptation des instruments financiers aux besoins et capacités des territoires. Le modèle brésilien du Budget participatif ou les fonds d’investissement régionalisés au Maroc illustrent comment les collectivités peuvent co-construire leurs propres projets de développement avec les populations, et mobiliser des ressources mixtes (publiques, privées, communautaires) dans une logique de décentralisation financière soutenable. (iv) La redistribution des rentes stratégiques qui implique de transformer les rentes en capitaux de développement. Le Botswana, par exemple, a utilisé sa rente diamantifère non pas pour alimenter la consommation courante, mais pour constituer un fonds souverain public, finançant l’éducation, les infrastructures et la diversification productive. (v) L’inclusion de la dimension environnementale qui requiert une structuration des flux financiers vers des investissements à haute valeur environnementale. Le Kenya a lancé un programme d’obligations vertes domestiques qui permet aux collectivités et entreprises locales d’accéder à des ressources bonifiées pour des projets verts certifiés.
Fondamentalement, la qualité des institutions constitue le socle sur lequel repose la mise en œuvre effective d’un modèle endogène de financement durable. Les principes structurants d’un tel modèle exigent des institutions crédibles et transparentes, seules capables, -comme le soulignent Acemoglu et al. (2001)[6]– de façonner les incitations économiques et la confiance des acteurs.
Conclusion
Repenser le financement du développement à travers des modèles endogènes constitue une rupture stratégique fondée sur la réhabilitation des ressources internes, la gouvernance territoriale et la légitimité fiscale. En articulant efficacité économique, équité sociale et souveraineté décisionnelle, ces modèles offrent une réponse durable aux limites du financement exogène, à condition d’être adossés à des institutions solides, à une culture de transparence et à un État stratège. Il ne s’agit pas de rejeter les capitaux internationaux, mais de les subordonner aux dynamiques locales, dans une perspective de transformation structurelle, de résilience et de justice intergénérationnelle.
[1] Docteur, Directeur du Centre Ivoirien de Recherches Economiques et Sociales, Contact : diarraib@cires-ci.com
[2] Chenery, H. B., & Strout, A. M. (1966). Foreign assistance and economic development. American Economic Review, 56(4), 679–733.
[3] Lewis, W. A. (1954). Economic development with unlimited supplies of labour. The Manchester School, 22(2), 139–191
[4] Hirschman, A. O. (1958). The strategy of economic development. Yale University Press.
[5] https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2021/07/22/Rwanda-Fourth-Review-of-the-Policy-Coordination-Instrument-and-Request-of-an-Extension-of-462561
[6] Acemoglu, D., Johnson, S., & Robinson, J. A. (2001). The colonial origins of comparative development: An empirical investigation. AmericanEconomic Review, 91(5), 1369–1401.