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Espace Presse REPLAYS

Propos conclusifs

Nous vivons des temps confus. Les chocs se succèdent et s’accumulent, lézardant chaque jour davantage les équilibres patiemment édifiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Plus que jamais, les économistes ont un rôle clef à jouer. La science est aujourd’hui contestée, voire prise pour cible par les autorités de la première puissance mondiale. La rationalité ne parvient plus à se faire entendre dans le débat public, comme si nous avions tous pris le parti de privilégier nos émotions. Pourtant, nous avons ardemment besoin de rigueur, d’honnêteté et de créativité intellectuelles. C’est dans les périodes de ruptures profondes que la capacité humaine à raisonner se révèle précieuse et souvent la plus féconde. À nos concitoyens qui se défient de la science économique, il nous faut apporter de nouveau les preuves de notre utilité.

Pour construire ces propos conclusifs, nous avons décidé de nous appuyer sur trois apports : les discussions entre membres du Cercle des économistes, les échanges avec les 33 think tanks internationaux présents à Aix cette année et les comptes-rendus des 80 sessions des Rencontres, y compris des Agoras Jeunesse(s).

Ces trois apports venus d’horizons variés nous ont permis de repérer 6 points de clivage cruciaux, à toutes les échelles. Ces lignes de fracture laissent entrevoir une détérioration de la situation globale à horizon 2030, et nous ont conduits à projeter quatre trajectoires possibles pour l’économie mondiale dans les années qui viennent. Ce minutieux travail d’identification des points de clivage et de quantification des trajectoires possibles nous a amenés à proposer cinq voies vers l’apaisement crédibles, à impulser dès maintenant.

 

Six points de clivage

La question du réarmement

Le monde se réarme. En 2024, les budgets militaires dans le monde ont augmenté de 9,4 % par rapport à 2023, atteignant 2 718 milliards de dollars, soit la hausse annuelle la plus élevée depuis la fin de la Guerre froide. Au sommet de La Haye, les Alliés se sont engagés à consacrer 5 % de leur PIB d’ici 2035 à la défense (3,5 %) et à la sécurité (1,5 %).

En Europe, certains pays, comme l’Espagne, s’inquiètent de ce réarmement global au détriment d’autres priorités, tandis que d’autres, dont la Hongrie, minimisent la menace russe. Ces divergences se retrouvent dans les débats nationaux, où les arbitrages opposent priorités sécuritaires, enjeux sociaux et soutenabilité budgétaire.

L’opposition Occident/Sud global

Le dollar perd de sa prééminence. En 2025, le dollar a enregistré une baisse de sa valeur inédite depuis 1973. Les États-Unis semblent ne plus vouloir assumer leur rôle de garant des équilibres mondiaux, tandis que le Sud global, porté par la Chine, monte en puissance, et revendique une place plus importante dans l’ordre international.

Le Sud global s’accorde sur un point, la fin de la domination occidentale, et s’organise, en témoignent les BRICS+. Au Nord, beaucoup craignent cette division du monde, voire sa segmentation en blocs régionaux disparates.

La fracture énergétique

Plusieurs modèles énergétiques s’affrontent. Les think tanks américains proches de la Maison-Blanche, comme la Heritage Foundation, défendent les énergies fossiles, les États-Unis étant désormais le premier exportateur mondial de gaz et de pétrole. Du côté chinois, on plaide pour les énergies renouvelables, dont la Chine maîtrise la chaîne de production.

Ces lignes de fracture sont visibles dans les débats publics nationaux, en Allemagne et en France par exemple, et ce notamment autour de la question du nucléaire. Face à l’ampleur des investissements requis, des choix forts doivent être faits et surtout assumés.

L’incertitude autour de l’IA

Deux visions s’opposent sur l’IA. Certains insistent sur les gains de productivité attendus, potentiellement supérieurs à ceux du numérique, appelant à des investissements massifs dans le contexte d’une rude concurrence internationale. D’autres craignent les conséquences sociales et politiques du développement de l’IA, son impact potentiel sur l’emploi, et plaident pour une régulation capable d’accompagner cette rupture technologique.

Le défi des flux migratoires

Les flux migratoires crispent les sociétés occidentales. Leur augmentation nourrit une polarisation croissante du débat public. Les discours valorisant les bénéfices économiques de l’immigration dans des sociétés vieillissantes se heurtent à des positions de plus en plus identitaires. Ce clivage pourrait s’amplifier à mesure que les flux migratoires s’intensifieront, notamment en provenance du continent africain, confronté à une explosion démographique et à une pression climatique forte.

La défiance vis-à-vis du modèle démocratique

Le modèle démocratique traditionnel est en crise. Radicalisation des alternatives politiques, préférence de nombre de citoyens pour un régime plus autoritaire, contestation de l’État de droit, cas de manipulation des élections, y compris au travers d’ingérences étrangères… Ce processus est analysé tantôt comme une réaffirmation des peuples face aux élites, tantôt comme le début de la fin de la démocratie dans le monde. Cette défiance généralisée, amplifiée par les algorithmes des réseaux sociaux, trouve ses racines dans des fractures sociales.

Ces six points de clivage fournissent des clefs pour penser le monde tel qu’il est et surtout tel qu’il vient. L’intensité des débats sur chacun des sujets de clivage identifiés nous a permis d’envisager quatre trajectoires possibles de l’économie mondiale à horizon 2030. Bien entendu, ces hypothèses ne sont pas exclusives. Et il est certain que des événements imprévus surviendront dans les cinq prochaines années, bouleversant ce qui est de l’ordre de l’anticipable. Mais cette méthode reste utile pour penser l’avenir avec précision et surtout s’y préparer.

 

Quatre trajectoires possibles

L’embrasement

D’ici 2030, la montée des tensions géopolitiques, si elle débouche sur des conflits conventionnels, pourrait lourdement peser sur l’économie mondiale. Un niveau de paix très dégradé peut coûter jusqu’à 26 % du PIB mondial. Une guerre Russie-OTAN dans un État balte coûterait 1 500 milliards de dollars la première année. Un conflit Chine–États-Unis autour de Taïwan pourrait atteindre 10 000 milliards, tandis qu’un blocus du détroit de Taïwan, hypothèse plus probable, dégraderait de 10 % les PIB taïwanais et chinois et de 3 % le PIB américain. Un blocage, même temporaire, du détroit d’Ormuz ferait baisser la croissance trimestrielle mondiale de près de 1 % .

Le réarmement

Porter les budgets de défense et de sécurité des pays de l’OTAN à 5 % du PIB d’ici 2035 impliquerait 1 350 milliards de dollars d’investissements supplémentaires, soit une hausse de près de 3 points de PIB par rapport au niveau actuel. Une augmentation de 1,5 % du PIB des budgets de défense pourrait stimuler la croissance en Europe (+0,5 à +1,5 %), si elle s’appuie sur une réduction des importations et une montée en gamme industrielle portée par la France, l’Allemagne, la Pologne et le Royaume-Uni. Mais dans un contexte de dette croissante — +20 % de dette mondiale projetée d’ici 2027 — et de pressions budgétaires durables (climat, vieillissement), le réarmement doit être coordonné pour éviter les doublons (17 chars de combat aujourd’hui dans l’UE contre un seul aux États-Unis) et renforcer l’interopérabilité. L’UE, freinée par ses règles internes et l’absence du Royaume-Uni, ne peut être le cadre pour y parvenir. Une « coalition des volontaires » s’impose de nouveau, à condition d’être encadrée, afin de permettre un sursaut stratégique et non un regain des nationalismes.

La fragmentation

Les offensives douanières de Trump pourraient accélérer le ralentissement de la croissance du commerce mondial, déjà divisée par deux depuis 2008. Si les droits de douane américains perdurent jusqu’en 2026, la croissance mondiale passerait de 3,3 % en 2024 à 2,9 % dès 2025. L’UE serait particulièrement touchée (–0,35 % du PIB). Cependant, le véritable risque est une hausse supplémentaire des tarifs américains qui pourrait entraîner des mesures de rétorsion, accentuer le protectionnisme et nourrir l’inflation. Une nouvelle augmentation de 10 % aurait pour conséquence une baisse de la production mondiale (-0,3 % en 2 ans) et une inflation mondiale accrue (+0,5 point). Le protectionnisme globalement progresse (six fois plus d’obstacles depuis 2017), au risque d’une logique de repli généralisé. L’UE fait face à un choix : céder au protectionnisme, ou défendre un libre-échange repensé, stratégique et coordonné.

L’apaisement

Un scénario d’apaisement, bien que peu probable, n’est pas à exclure. Un réarmement contenu limiterait les pressions inflationnistes, avec une dette publique moins explosive, et calmerait les tensions entre grandes puissances. Si les droits de douane se stabilisent autour de +10 %, la croissance mondiale ralentirait mais sans effondrement durable des chaînes de valeur. Ce climat de relative stabilité pourrait ouvrir la voie à la coopération internationale sur des enjeux communs. Sur le climat, par exemple, l’écart entre une trajectoire sans coopération (–1 point de croissance annuelle) et une trajectoire coopérative (+0,5 point) n’est pas négligeable. Sur le plan monétaire également, de nouvelles règles globales — réévaluer le yuan, renforcer la capacité européenne à fournir des liquidités, et contenir le déficit américain — amèneraient davantage de stabilité.

 

Cinq voies vers l’apaisement

À horizon 2030, le monde connaîtra une évolution dont nous ne connaissons pas encore le ton. Entre embrasement généralisé, course au réarmement, fragmentation économique, les trajectoires possibles sont contrastées, mais loin d’être figées. Nous traçons ici cinq pistes de réflexion pour l’avenir.

Promouvoir un réarmement et un protectionnisme raisonnables

Nous privilégions une trajectoire d’apaisement. Cela implique un recul de l’escalade militaire à l’échelle mondiale et une posture européenne ferme, mais responsable.

Fer de lance de l’autonomie stratégique européenne, la France est un pilier de la défense du Vieux Continent. Pour respecter ses engagements envers l’OTAN, la France devrait porter ses dépenses de défense à 100 milliards d’euros d’ici 2030 – soit un effort annuel de 45 à 50 milliards. Un objectif ambitieux, voire difficilement tenable, alors que la Cour des comptes appelle à réaliser 105 milliards d’euros d’économies d’ici 2029 pour ramener le déficit public sous la barre des 3 %. La France en Europe doit se faire la voix d’un réarmement responsable, soutenable et raisonnable.

Sur les tensions commerciales, la position française doit également concilier fermeté et responsabilité. Il faut qu’elle défende un accord plafonnant les droits de douane à 10 %, tout en résistant fermement aux pressions extraterritoriales américaines — menaçant directement l’intégrité de la régulation européenne du numérique, le Digital Markets Act et le Digital Services Act — dans le cadre des négociations.

Réinventer les formats de coopération

La nouvelle donne mondiale fragilise l’ordre international hérité de 1945, mais ouvre aussi la voie à des coopérations multiples sur des enjeux ciblés. Les cartes sont rebattues. La fracturation du bloc occidental doit inciter les Européens, et singulièrement la France, dont c’est la position historique, à se tourner résolument vers les pays du Sud global. Mettons à l’ordre du jour un vaste accord de coopération climatique entre la Chine et l’UE, accélérons les négociations commerciales avec l’Inde, rapprochons-nous de tous les pays, en Amérique latine, en Asie centrale et ailleurs, qui, comme nous, ne veulent pas du retour des empires et sont prêts à coopérer avec pragmatisme sur des sujets d’intérêt commun.

Cette souplesse doit également jouer à l’intérieur même des frontières de l’Europe. N’attendons pas l’unanimité des 27 pour faire face à tous les défis urgents. Certains sujets, commerciaux ou climatiques, nécessitent une approche commune. D’autres concernent certains États membres bien plus que d’autres et appellent, sur le modèle de ce qui a été fait pour l’Ukraine avec le Royaume-Uni, des « coalitions de volontaires ». Le développement africain est d’abord un enjeu pour les pays méditerranéens, la défense une urgence pour les pays de l’Est, organisons-nous avec la souplesse requise par ce monde en voie de profonde recomposition.

Repartir de la jeunesse

Il n’y aura d’apaisement global que si nous parvenons à faire baisser les tensions au sein de nos sociétés. L’avenir n’est que ce que la jeunesse décidera d’en faire, si tant est qu’on lui en donne les moyens. Les Agoras Jeunesse(s) des Rencontres, nourries d’une grande consultation de plus de 127 000 jeunes à travers la France, ont tracé une voie.

Les difficultés socio-économiques des jeunes s’accentuent. 1,3 million d’entre eux ne sont ni en formation ni en emploi. Pour ceux qui sont intégrés au marché du travail, la perspective d’accéder à la propriété autrement que par l’héritage s’éloigne. 54% des jeunes interrogés estiment même qu’ils n’auront pas de retraite plus tard, alors que les retraités d’aujourd’hui sont relativement plus riches que les actifs. Sans parler du dérèglement climatique, qui assombrit considérablement leur avenir. Un effort contributif de solidarité intergénérationnelle s’impose, qui pourrait prendre la forme d’un fonds abondé par l’épargne patrimoniale et fléché sur le logement et la formation des jeunes.

Se confronter à la défiance démocratique

L’apaisement suppose de rebattre les cartes de la participation démocratique. Le fossé entre les institutions et les citoyens ne cesse de se creuser, nourrissant colère, abstention et tentation autoritaire. Il faut inventer de nouvelles formes de représentation plus horizontales. Pourquoi ne pas imaginer, à l’échelle française, un mécanisme inspiré de l’Initiative citoyenne européenne, qui permet, avec un million de signatures issues de plusieurs pays, d’obliger la Commission européenne à examiner un sujet porté par les citoyens ? Contrairement au Référendum d’initiative partagée, cette initiative reposerait entièrement sur les citoyens, sans besoin d’un appui parlementaire. Une démocratie vivante n’a pas peur d’être bousculée. C’est à cette condition qu’elle pourra redevenir désirable.

Innover dans le dialogue

Soyons inventifs. À notre échelle, en donnant la parole à la jeunesse, en réunissant 33 think tanks du monde entier cette année à Aix, nous croyons avoir tracé un chemin. Nous avons besoin de formats alternatifs aux enceintes traditionnelles, ouverts à tous les courants de pensée. Nous souhaitons amplifier et ancrer dans la durée ce dialogue avec les think tanks. Notre ambition est d’élargir ce format, avec l’objectif de doubler le nombre de think tanks présents à Aix l’an prochain. Nous appelons d’autres institutions, forums et évènements à suivre cette voie, afin de pérenniser l’échange de points de vue venus de tous les continents qui, d’ordinaire, ne se confrontent jamais.