Tous agriculteurs !
Tech & Industrie
« L’agriculture est non seulement le plus ancien métier, mais aussi le plus sacré », écrivait la philosophe Hannah Arendt, dans ses Cahiers. Alors qu’elle est mise à mal en ce moment, il est bon de rappeler le rôle immense que l’agriculture joue dans nos vies. Nous l’avons enfermée dans une case, la considérant comme une activité économique comme une autre, mais elle ne saurait être considérée comme un simple secteur. Ce ne serait pas lui rendre justice. Si tous les autres animaux semblent naturellement se déployer sur la surface de la terre, nous, êtres humains, – grands singes maladroits, avec nos lunettes, nos trottinettes et nos téléphones -, semblons complètement décalés, pour ne pas dire « étrangers au monde ». D’où le caractère sacré de l’agriculture qui nous permet de mieux nous ancrer, de nous rappeler d’où nous venons et de cultiver notre contact avec le monde.
A une époque où nous rêvons d’univers virtuels, de réalités alternatives, d’habitats extraterrestres, – qui sont autant de fuites symptomatiques de notre difficulté à habiter le monde -, l’agriculture a un rôle salutaire à jouer. En effet, combien d’enfants pensent-ils que les carottes râpées poussent dans les placards ? Combien sont-ils à confondre les concombres et les courgettes, comme une récente étude l’a montré ? Cette méconnaissance est révélatrice d’une terrible tendance de notre société : si nous sommes de plus en plus connectés au virtuel, nous sommes de plus en plus déconnectés du réel. Et l’alimentation fait partie de ce réel ! Cette question ne concerne pas seulement les enfants, mais aussi les adultes. Il y a urgence car elle interroge aussi notre rapport au corps, à la Nature, à autrui et, du cru au cuit, notre relation au temps.
La crise que nous traversons n’est pas économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité, comme si les liens avaient été rompus entre la nature et la société, entre les agriculteurs et les consommateurs. Il suffit de se rendre au Salon de l’agriculture pour le constater chaque année : si ce Salon annuel n’existait pas, beaucoup de gens n’auraient pas vu une vraie vache de leur vie ! « Comment donner un sens à sa vie si on ne prête pas attention à son alimentation ? C’est le départ de tout »[1], pour reprendre les mots de Guillaume Gomez, ambassadeur de France pour la gastronomie, l’alimentation et les arts culinaires.
A force de découper notre société en morceaux, « les jeunes », « les seniors », « les startupers », « les agriculteurs », les « consommateurs », « les industriels », « les soignants », « les artisans », « les commerçants », etc., nous cultivons des frontières absurdes et artificielles entre les mondes. De ces frontières naît une méconnaissance effroyable d’un citoyen à un autre, mère de préjugés et grand-mère de mépris. Friedrich Nietzsche avait tout compris lorsqu’il affirmait que « les préjugés viennent des intestins » ! L’alimentation, et à travers elle, l’agriculture, a une dimension civique. Il est donc urgent de recréer des ponts entre les mondes[2], entre l’agriculture et le reste de la société, entre les producteurs et les consommateurs, parce que nous sommes en passe de tomber dans le piège de l’absurde : l’agriculteur n’arrive plus à vivre de son travail, tandis que le consommateur mange n’importe quoi ; les cinémas, les stades et les parcs de loisir proposent, bien loin du made in France, des pop-corn, des burgers et des hot-dogs, tandis que les personnes âgées dans la majorité des EHPAD, dont l’un des derniers plaisirs est la nourriture, sont condamnées à se nourrir de mets insipides. Il est temps d’agir !
Pourquoi ne pas construire des maisons de retraite dans des fermes ou des fermes dans des maisons de retraites ? Pourquoi ne pas installer des écoles hôtelières dans les hôpitaux ? Pourquoi ne pas construire sur les toits ou autour des écoles des jardins potagers qui alimenteraient en circuits courts les cantines et apprendraient aux enfants le sens de ce qu’ils mangent ? Après avoir parcouru le monde et vécu mille aventures, Candide, – le héros du roman du philosophe Voltaire -, comprend que l’essentiel réside dans ceci : « il faut cultiver notre jardin ». N’attendons pas chaque année le Salon International de l’Agriculture pour parler de l’agriculture et de ses enjeux, pensons-y et interrogeons-nous à chaque fois que nous mangeons quelque chose !
[1] Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, « Philosopher et cuisiner : un mélange exquis – Le Chef et la Philosophe », Editions de l’Aube, 2022.
[2] Gabrielle Halpern, « Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain », Fayard, 2024.