"Recréer des filières technologiques pour éviter d'être dépendants"
Tech & Industrie
Dans une interview exclusive, le délégué général pour l’armement souligne que l’Europe a tous les moyens de peser dans sa défense. Ce ne sont donc pas seulement des munitions, des chars ou des avions dont elle a besoin, mais de rebâtir des filières qui lui permettront d’avoir une véritable autonomie stratégique. Quant aux coopérations industrielles, elles doivent être guidées vers l’effet opérationnel à obtenir, le plus vite possible.
Affronter le choc des réalités, c’est le thème des Rencontres économiques d’Aix 2025. Dans le secteur de l’armement, quel est le premier choc, quelle est la première réalité ?
Emmanuel Chiva Le premier choc et la première réalité viennent du terrain. Ils sont géopolitique, stratégique, tactique. Nous nous étions habitués à vivre des dividendes de la paix, dans un monde où il y avait une seule crise majeure : le terrorisme militarisé de Daesh, au Sahel mais aussi sur notre sol. Puis est venue la pandémie de Covid, un événement totalement inédit, qui nous a fait prendre conscience que nous avions un certain nombre de dépendances. Souvenez-vous des masques importés de Chine par avion-cargo, avec cette autre réalité : plus on payait, plus on était livré vite. Ensuite, la guerre a resurgi en Europe, avec l’agression russe en Ukraine. Un conflit de haute intensité plutôt symétrique avec des armements sophistiqués. Mais cette guerre n’est pas seulement technologique, elle se déroule aussi dans les tranchées. On s’est alors rappelé l’importance de l’artillerie, de la profondeur stratégique, de la défense sol-air, de la guerre électronique, des choses qui avaient été laissées de côté dans les lois de programmation militaire (LPM) précédentes. Or, sur le terrain, elles sont essentielles.
De nouveaux champs de conflictualité sont également apparues…
E. C. Oui, on se bat dans les champs traditionnels – terre, air, mer –, mais aussi désormais dans l’espace. Ce n’est pas un sport de masse, mais cela commence à le devenir à cause du New Space. On se bat aussi sous les mers, proche de la surface ou au-dessous de 6000 mètres pour le backbone Internet, pour les câbles et bientôt pour les ressources. Sous l’Arctique, la Russie a planté un petit drapeau… Ces nouveaux théâtres sont aussi immatériels, avec la cyberguerre et la désinformation qui est un vrai danger pour les démocraties, d’autant plus que ces campagnes d’intoxication sont outillées par les nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle. En même temps, nous devons assurer la pérennité de notre dissuasion nucléaire, qui nous impose de renouveler à la fois les armements et les vecteurs des deux composantes, aérienne et maritime. C’est cela, le choc de la guerre : la convergence et la simultanéité de toutes ces crises dans toutes leurs dimensions. Cela a bien sûr des répercussions économiques et industrielles puisque nous avons désindustrialisé la France depuis trente ans. Or, quand on désindustrialise, il y a une hystérésie, on ne revient pas au même niveau instantanément. Or, aujourd’hui, on a besoin de produire vite, moins cher et de produire des choses qu’on ne fabriquait plus. La poudre pour les munitions en est un exemple.
Quels autres enseignements tirez-vous du retour de la guerre en Ukraine et au Proche-Orient ?
E. C. Quand la guerre en Ukraine a commencé, en 2022, tout le monde disait : « Il faut produire des armements en masse. Il n’y a que cela qui compte ». Cela ne suffit pas pour mener des actions stratégiques. Regardez ce que les États-Unis et les Israéliens ont fait en l’Iran. Les capacités qui ont été délivrées sont hypersophistiquées, tant en termes d’armement de renseignement, de connectivité, de communication… Donc, oui, il faut de la masse, mais il faut aussi être capable de fabriquer des armes de décision et de performance. Ne pas sacrifier à l’urgence des crises actuelles le fait de préparer le futur, le plus proche comme le plus éloigné. Deuxième enseignement, le tempo. Demain, les munitions téléopérées remplaceront peut-être les roquettes, puisque 80% des pertes humaines en Ukraine sont causées par des attaques de drone. Il faudra faire preuve d’une grande réactivité dans une boucle très itérative et très rapide. Cela suppose un nouveau mode de développement industriel. Ce ne sera plus : je spécifie pendant X années, je lance en développement, puis je fais un prototype et je lance en production. Cela devra se faire quasiment en simultané. C’est le mode agile tel qu’on le connaît dans l’innovation informatique, que l’on devra appliquer à l’industrie de l’armement. Ces méthodes sont connues de la DGA, qui a su proposer de nouvelles méthodes grâce à son expérience de près de soixante-cinq ans.
D’ici à 2030, l’Union européenne est prête à investir 800 milliards d’euros pour accélérer son rééquipement militaire. L’Europe change-t-elle enfin de dimension pour assurer seule sa défense ?
E. C. L’Europe a tous les moyens de peser. Elle a autant d’industries que les États-Unis, plus une capacité à élaborer des projets en commun en apportant le meilleur de chaque nation. Elle a une base scientifique et technologique. À la fin, que cherchons-nous ? Nous voulons arriver à constituer des vrais champions européens, à bâtir des coalitions de besoins, des filières entières de produits développées par les meilleurs athlètes auxquels les États qui le souhaitent vont participer. Et surtout, avec cet argent-là, il faut recréer des filières technologiques pour éviter d’être dépendants. Dans les filières des semi-conducteurs comme dans les filières scientifiques ou le quantique, nous avons tout ce qu’il faut en Europe. Le Danemark est un centre d’excellence du quantique, reconnu d’ailleurs par les États-Unis, la France en est un pour des capteurs quantiques, l’Allemagne ou d’autres pays nordiques pour les « enabling technologies », ces technologies de refroidissement par exemple, dont on a besoin pour développer ces filières-là. Ce ne sont donc pas seulement des munitions, des chars ou des avions dont nous avons besoin, mais bien de recréer des filières qui permettront à l’Europe d’avoir une autonomie stratégique.
Les États européens sont dépendants des États-Unis ou de l’OTAN. Que faire pour se départir de cette dépendance ?
E. C. Si elle l’est sur le plan géostratégique, l’Europe n’est pas dépendante de l’OTAN du point de vue de l’industrie d’armement. Je prends l’exemple de la connectivité : nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des dépendances vis-à-vis de Starlink [fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société SpaceX dirigée par Elon Musk]. L’OTAN, évidemment, considère ce type de solution-là. Nous cherchons à nous désensibiliser de toute dépendance qui pourrait nous être imposée. Maintenant, il ne faut pas oublier que nous sommes quand même alliés avec les États-Unis et que nous faisons partie de l’OTAN. Mais alliés ne signifie pas aliénés. Nous pouvons avoir des dépendances librement consenties. Par exemple, pour les catapultes électromagnétiques pour notre prochain porte-avion, car nous n’allons pas créer une filière de catapultes électromagnétiques pour un seul navire. Les Américains, eux, ont plus d’une dizaine de porte-avions. Il est donc normal qu’ils aient une industrie constituée autour de cela. Et puis, un porte-avion, ce n’est pas un objet qu’on exporte.
Un mot sur les coopérations, qui ont été conçues pour le temps de paix. Qu’est-ce que ça change pour le temps de crise, voire de guerre ?
E. C. Nous n’avons plus le temps de faire comme avant. Le but, c’est d’acquérir les capacités opérationnelles le plus vite possible. Prenons l’exemple du missile Aster, clé de voûte de la défense sol-air européenne, en tout cas à longue portée. Ce missile a été conçu en temps de paix entre la France et l’Italie, porté par MBDA. Des petits drapeaux ont été plantés de chaque côté, en disant : il y aura tant de sous-traitants en France, tant de sous-traitants en Italie. Puis, manque de chance, le missile a été coupé dans le sens de la longueur. Si bien qu’il est d’abord fabriqué en France, puis transféré en Italie pour la chaîne de sous-traitance, puis il revient en France, etc. Les délais de production sont très longs, mais à l’époque, personne ne trouvait rien à redire puisque cela alimentait les chaînes de sous-traitance des deux pays et faisait monter en compétence leurs industries et leurs bureaux d’études. Je dis simplement qu’aujourd’hui, on ne peut plus faire comme ça. Toute coopération doit être guidée vers l’effet opérationnel à obtenir. C’est d’ailleurs dans le cadre de ces projets européens que le « char du futur » a été porté sur les fonts baptismaux, le MGCS franco-allemand, avec un cloud de combat intégré. Nous avons réussi à lancer véritablement les travaux grâce à un alignement des deux chefs d’état-major des armées de terre des deux pays.
Quid, toutefois, des divisions européennes sur le SCAF, le système de combat aérien du futur ? Faut-il changer le leadership, comme le demande Éric Trappier, le PDG de Dassault ?
E. C. Ce n’est pas aux industriels de faire la politique de de défense, si je puis me permettre. Je ne conteste pas qu’il y ait des problèmes de leadership, de gouvernance surtout, dans un domaine qui est par essence compliqué puisque l’un des deux acteurs est le concurrent de l’autre. Nous disons ceci : cela doit changer. Nous sommes en train de placer un certain nombre d’exigences auprès de nos partenaires, l’Allemagne mais aussi l’Espagne, pour revisiter effectivement la gouvernance du projet. Nous ne pouvons pas décaler la capacité opérationnelle initiale parce qu’il y a des adhérences avec notre feuille de route de dissuasion nucléaire. Deuxièmement, nous ne pouvons pas accepter de dépendance en termes de partenaires ou de contrôles d’export. Troisièmement, l’avion de combat lui-même devra respecter, parce que c’est adhérent notamment aux capacités de la dissuasion aéroportée navalisée, le fait d’avoir des caractéristiques qui nous permettent, par exemple, de pouvoir le catapulter sur un porte-avion. Donc, c’est compliqué. Il y a un problème de gouvernance, il y a une concurrence industrielle, mais les États se parlent et ce sont bien aux États de faire cette politique industrielle et non aux industriels, même si je suis d’accord que Dassault est sans doute l’entreprise qui sait le mieux le faire.
En France, voilà près de trois ans, après l’agression russe en Ukraine, que nous sommes entrés en économie de « guerre » ou de « défense », selon la volonté du président de la République. Quel bilan dressez-vous de cette ambition ?
E. C. Le terme a un peu évolué parce que certains faisaient remarquer que la situation n’était pas comparable à celle de 1939. Je pense que le président de la République a bien fait de parler d’économie de guerre parce que cela a constitué un choc. Il a utilisé cette formule à dessein pour faire prendre conscience à nos concitoyens et à nos industriels que la situation exigeait un changement profond. La guerre dans l’inconscient collectif, ce n’est pas la même chose que la défense. Les Ukrainiens, eux, sont bien en guerre. En fait, il s’agit d’être prêts à augmenter les cadences de production pour avoir la capacité de participer à un conflit de haute intensité. Quel bilan ? Nous avons réussi dans de nombreux domaines à augmenter significativement les capacités de production. Les délais de fabrication du canon Caesar qui délivre des obus de 155 millimètres ont ainsi été réduit de moitié depuis 2022. Nous ne fabriquions plus de poudre en France, c’est le cas désormais.
Nous avons exigé des industriels qu’ils gardent des stocks de matières premières ou de produits semi-finis. Par exemple, le titane provenait de Russie et d’Ukraine. Les industries, et notamment le GIFAS, se sont mobilisés pour recréer des éponges de titane à partir de titane recyclées. Sur la chaîne de sous-traitance, plus de 200 goulets d’étranglement ont été résolus et un flux constant de 50 goulets sont pris en charge par nos services pour résolution. Un travail important de simplification des référentiels normatifs de qualité a également été mené. Des outils nouveaux ont été créés, comme la réserve industrielle de défense, avec de jeunes retraités ou même des ingénieurs et techniciens en poste au profit des capacités industrielles des armées. L’ambition est d’avoir 3000 réservistes industriels en 2030 pour pouvoir monter en cadence, le cas échéant. Nous travaillons encore avec l’industrie civile qui est habituée à produire beaucoup moins cher en très grande quantité. Pour fabriquer des munitions, il faut de la poudre et de la pyrotechnie, donc se rapprocher d’une industrie proche des engrais par exemple. Nous sommes en train de travailler avec des leaders dans leur domaine pour qu’ils partagent leur expertise.