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"L'ordre sans l'Amérique, c’est possible"


Géopolitique

Pour l’économiste britannique, doyenne de la Blavatnik School of Government (Université d’Oxford), il est possible de créer des institutions de coopération sans dépendre des États-Unis, comme le font déjà certains pays dans les domaines de la sécurité, de la finance et du développement.  

Affronter le choc des réalités, c’est le thème des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence 2025. Qu’est-ce que cela signifie actuellement pour l’économie ?

Ngaire Woods Je regarde les gouvernements et la manière dont ils réagissent à l’administration Trump. Face à une tornade de décrets et d’ajustements tarifaires, trop de gouvernements adoptent une approche qui consiste à attendre et voir, en espérant obtenir un accord spécial pour eux-mêmes. Je viens de participer à une table ronde où nous avons entendu les points de vue du Mexique et du Canada. Ces pays ne peuvent pas se permettre de dire à Donald Trump d’aller se promener. Ils doivent négocier. Mais je pense que ce dont les pays ont besoin, c’est d’aide, pour réfléchir à toutes les alternatives qu’ils doivent mettre en place pour diversifier leurs marchés afin de ne plus dépendre des États-Unis, pour diversifier leurs réserves de devises étrangères et pour diversifier leurs accords de sécurité afin qu’ils soient régionaux et interrégionaux. En d’autres termes, trouver une nouvelle sécurité et une nouvelle stabilité dans un nouvel ensemble d’arrangements. Je pense que le monde est beaucoup trop prisonnier de l’idée qu’il ne peut y avoir d’ordre sans les États-Unis. Je pense que c’est possible. Et que les pays doivent réfléchir de manière positive à la manière d’y parvenir. Vous pouvez avoir l’ordre sans l’Amérique. Mais vous devez mettre en place un autre arrangement, une autre société. 

Peut-on vraiment se passer des États-Unis ?  

N. W. Oui. J’ai publié un article intitulé « Order Without America » [L’ordre sans l’Amérique] dans la revue Foreign Affairs, dans lequel j’affirme que nous avons déjà vu, dans les domaines de la sécurité, de la finance et du développement, des pays conclure des accords sans l’Amérique, et que ces accords fonctionnent. Nous devons réfléchir à la manière de consacrer davantage d’énergie et d’efforts à ces accords. 

Quels effets ont déjà provoqué la politique de Trump II sur le commerce mondial ?  

N. W. L’impact est déjà énorme. Je constate que les grandes entreprises mondiales qui stimulent le commerce se réveillent chaque matin en lisant le journal pour connaître le nouveau niveau des droits de douane imposés par les États-Unis. On ne peut pas diriger une entreprise dans ces conditions, sans savoir si les droits de douane auxquels on sera soumis sur le marché américain seront de 20%, 46% ou 75%. Elles commencent donc déjà à réfléchir sérieusement à deux choses : leurs chaînes d’approvisionnement et la manière de les sécuriser, ainsi que leurs marchés, où elles vont vendre leurs produits. Et les quatre derniers mois d’incertitude de la part des États-Unis ont certainement renforcé la position de la Chine, tant sur le plan économique que sur le plan sécuritaire. Je suis optimiste de nature. Les pays doivent désormais se demander comment ils peuvent construire leur propre ordre. Et c’est ce que nous observons dans le secteur privé, qui a été le plus rapide à réagir en disant : « C’est dangereux. Nous devons diversifier et sécuriser nos chaînes d’approvisionnement et nos marchés ». 

Le système multilatéral mis en place après la Seconde Guerre mondiale reposait sur un cadre réglementaire stable et prévisible. Est-ce désormais le règne de l’imprévisible ?  

N. W. Cela peut devenir le cas si les autres pays n’agissent pas, mais ce n’est pas une fatalité. Il est vrai qu’après la Seconde Guerre mondiale, il fallait que le pays le plus puissant du monde, les États-Unis, joue le rôle d’hégémon, comme aiment à le dire les théoriciens. En d’autres termes, pour être le leader et accepter de mettre son argent, sa puissance, ses garanties derrière l’OTAN, derrière la Banque mondiale, derrière le FMI, derrière ce qui allait devenir l’Organisation mondiale du commerce. C’était important. Mais le multilatéralisme n’est pas seulement une question d’offre. Les États-Unis étaient prêts à le faire. C’est aussi une question de demande. Ce que nous avons vu depuis lors, c’est que lorsque les pays ont vraiment besoin d’accords de coopération entre eux, ils trouvent les moyens de coopérer et de les mettre en œuvre. Nous l’avons vu, bien sûr, dans l’Union européenne. On le voit dans les pays andins, en Amérique latine. On le voit dans les deux régions du continent africain, ainsi que dans l’Union africaine. Donc, oui, il est possible de créer des institutions de coopération sans les États-Unis. 

Les États-Unis peuvent-ils sortir gagnants de la politique des droits de douane ?  

N. W. Seulement à court terme. L’administration américaine actuelle est axée sur le court terme, elle agit au cas par cas et recourt à la coercition. Le problème, c’est que cela ne dure pas longtemps. Cela fonctionne la première fois, mais un peu moins bien la deuxième fois, car les pays et les entreprises ont déjà commencé à se diversifier. Et si l’on se projette dans trois ou quatre ans, les États-Unis auront beaucoup moins de pouvoir, car leur puissance provient des pays qui dépendent d’eux et leur font confiance. En brisant cette dépendance et en rompant cette confiance, ils perdent leur pouvoir.  

Le gagnant pourrait-il être la Chine ?  

N. W. La plupart des petits pays veulent avoir le choix. Ils veulent pouvoir faire certaines choses avec la Chine, d’autres avec les États-Unis, d’autres encore avec l’Union européenne et d’autres enfin avec les pays de leur région. C’est logique, car c’est ce qui leur donne le plus de pouvoir lorsqu’ils sont petits ou émergents. Mais nous traversons une période très difficile, et de nombreux pays sont confrontés à des problèmes de sécurité et à une crise économique très graves. Ils ont donc besoin d’aide. Et si l’Europe et les États-Unis se retirent, ces pays devront évidemment se tourner vers la Chine. Ils n’ont pas d’autre choix. Ils ont une autre option émergente, à savoir les États du Golfe, où l’on voit les Émirats, le Qatar et l’Arabie saoudite intervenir. 

Assiste-t-on à un véritable recul de la mondialisation ou plutôt à une reconfiguration des interdépendances économiques mondiales? Quels facteurs structurent cette évolution? 

N. W. La mondialisation, telle qu’on la comprenait dans les années 1990, lorsqu’elle a commencé à se développer, a d’abord été transformée par la crise financière mondiale, qui a fait prendre conscience aux pays que chacun avait besoin de ses propres lignes de défense. Après la crise financière mondiale, quelque chose de dramatique s’est produit. Même les pays pauvres ont commencé à constituer leurs propres réserves de change, à mettre en place des accords de swap bilatéraux [Les lignes de swap bilatérales entre banques centrales sont des outils de protection contre un risque de liquidité en devises] et à s’intégrer dans leurs propres accords régionaux. J’appelle cela les trois lignes de défense, afin qu’ils n’aient pas à se tourner directement vers les États-Unis ou le FMI. Et cela s’est produit après la crise financière mondiale. Puis est arrivée le Covid, qui leur a montré que même en cas de pandémie, ils ne pouvaient pas compter sur les grandes puissances mondiales. On les a alors vus commencer à réfléchir à la manière d’être plus autonomes, d’avoir des chaînes d’approvisionnement plus sûres. L’Afrique cherche à développer sa propre capacité de recherche sur les vaccins. Je pense donc que la mondialisation a connu une évolution et une transformation. Mais s’agit-il toujours de mondialisation ? Je ne sais pas. Je pense que la mondialisation a toujours eu mille significations différentes pour les gens.  

Comment concilier les aspirations croissantes à la souveraineté économique nationale avec la nécessité d’une coopération internationale efficace, notamment pour relever les défis globaux tels que le climat ou la sécurité alimentaire? 

N. W. Nous avons besoin de coopération pour résoudre ces problèmes. Il faut donc trouver un moyen d’amener les pays à se faire suffisamment confiance, car aucun pays ne peut résoudre seul le problème du changement climatique. C’est dans le domaine des cryptomonnaies, des réseaux sociaux et des communications que la mondialisation a explosé, et que nous voyons son côté néfaste. C’est devenu de plus en plus facile, tant pour les groupes non étatiques que pour les pays. Pensez à la désinformation orchestrée par la Russie pendant la pandémie de Covid et pendant les élections dans d’autres pays. C’est une forme de mondialisation que nous devons prendre très au sérieux. Il en va de même pour les cryptomonnaies, qui constituent une véritable invitation pour les trafiquants de drogue, les trafiquants d’êtres humains et les criminels transnationaux. Et cela signifie que les gouvernements ne peuvent ni les réglementer ni les contrôler. Pour moi, la seule constante de la mondialisation est que si l’on mondialise les opportunités, il faut aussi trouver un moyen de mondialiser les responsabilités. Nous avons mondialisé les opportunités offertes par Facebook, etc., mais sans aucune responsabilité mondiale pour veiller à ce que leurs activités ne provoquent pas de guerres civiles, de massacres… comme cela a été le cas dans certains des pays les plus pauvres du monde. Il en va de même pour la cryptomonnaie : si vous dites « D’accord, voici une énorme opportunité mondiale de créer un marché de la cryptomonnaie », quelle est la responsabilité de ceux qui s’y engagent pour s’assurer qu’ils ne contribuent pas, comme c’est le cas actuellement, à alimenter certains des pires réseaux criminels au monde ? 

Un dernier mot sur la gouvernance publique. Il est beaucoup plus difficile de diriger un gouvernement que de diriger une entreprise. Celle-ci fabrique les plus belles choses du monde, qui sont vendues à qui veut les acheter. Quand on est au gouvernement, on doit faire chaque jour des choix terribles. Quand on décide de construire une école dans tel village et pas dans tel autre, on désavantage tout un village. Et pourtant, on ne peut pas simplement dire : « Alors je n’en construirai pas ». Gouverner est donc vraiment difficile. Actuellement, c’est même plus difficile que jamais, car les gouvernements doivent naviguer sur deux terrains différents en même temps. Ils doivent d’abord faire face à une polarisation interne très difficile. Presque tous les pays du monde sont aujourd’hui fracturés et polarisés et disposent de technologies de communication dominantes qui continuent à les polariser. Les gouvernements tentent simultanément de naviguer dans cette situation et dans un ordre mondial qui se fracture, se fragmente et se polarise également. C’est pourquoi je suis doyenne de la Blavatnik School of Government. Nous devons prendre cela très au sérieux et réfléchir à la manière dont nous pouvons aider les gouvernements, préparer les citoyens à la gouvernance, rassembler les gouvernements et les populations au sein des pays afin de surmonter la polarisation.  

La polarisation, est-ce une menace majeure ? 

N. W. Il y a une polarisation à l’intérieur des pays et puis il y a maintenant des risques sécuritaires et économiques effrayants au niveau international, car, nous le savons, la sécurité et la prospérité nécessitent beaucoup de coopération et de confiance. Il existe une expression biblique qui dit « transformer les épées en socs de charrue », ce qui signifie que la paix apporte des dividendes, car au lieu de dépenser tout votre argent en chars et en drones, vous pouvez le dépenser pour les gens, l’éducation et la santé. Nous vivons dans un monde qui inverse cette tendance. On renonce aux dividendes de la paix et on prend l’argent qui pourrait et devrait être consacré à la santé et à l’éducation pour le consacrer à la sécurité et à la guerre. Ce monde est décidément bien âpre.