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"L'économie est censée répondre aux besoins des êtres humains"


Environnement

Plus de vingt ans après sa publication, le rapport Meadows sur les limites de la croissance n’a pas pris une ride, selon la présidente honoraire du Club de Rome (1) qui l’a publié en 1972. Pour elle, nos systèmes socio-économiques et politiques devraient être réadaptés aux exigences de la vie, c’est-à-dire interconnectée et interdépendante. Si nous changeons pas notre façon de penser, affirme-t-elle, nous courons à notre perte.

Affronter le choc des réalités, qu’est-ce quel cela signifie pour l’économie ?

Mamphela Ramphele Je pense que nous faisons fausse route en plaçant l’économie au centre de nos préoccupations. L’économie est censée être le reflet de la manière dont nous, êtres humains, organisons nos relations, répartissons les ressources et interagissons avec l’écosystème, afin d’en tirer le meilleur parti sans le rendre insoutenable. Et donc dire « It’s the economy, stupid ! » [« L’économie, il n’y a que cela qui compte ! », formule prononcée par James Carville, conseiller de Bill Clinton], c’est une idée stupide. Ce sont les relations humaines qui comptent, car l’économie est censée répondre aux besoins des êtres humains. Mais nous avons mis la charrue avant les bœufs.

Plus de vingt ans après la publication du rapport Meadows sur les limites de la croissance, qu’est-ce qui reste d’actualité ?

M. R. Tout. La raison pour laquelle la limite à la croissance n’a pas été prise au sérieux est qu’elle menaçait les intérêts de ceux qui voulaient continuer avec un système extractif, où le gagnant rafle tout, où le « toujours plus » est le mieux et où les gens au sommet profitent aux dépens de ceux qui sont en bas. Cette résistance qui a vu le jour il y a tant d’années, en 1972, se poursuit encore aujourd’hui. Nous venons d’assister à l’adoption par les États-Unis d’un budget qui, selon certains, va aggraver la misère des plus démunis aux États-Unis, mais le reste du monde dont l’Amérique se désengage va également subir un impact majeur. Et cela parce que ce sont les intérêts du 1% le plus riche qui sont privilégiés au détriment de la majorité de la population. Ainsi, au lieu de constater que le système ne fonctionne pas, nous devrions dire qu’il fonctionne comme prévu. Il a été conçu pour être un système compétitif où le gagnant rafle tout.

Il faudrait donc changer le fonctionnement du système ?

M. R. Nous devons changer notre façon de penser, sinon nous courons à notre perte. Comme l’a dit Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome, dans son dernier ouvrage, Before is Too Late [1984], publié en collaboration avec un érudit bouddhiste japonais, nous devons revenir à l’essence même de ce que signifie être un humain. Nous devons revenir à ce pour quoi nous avons été conçus, à savoir être interconnectés et interdépendants au sein du réseau de la vie. Aucun bébé ne naît indépendant, contrairement à une antilope qui peut naître et marcher immédiatement. Nous sommes nés pour nous épanouir dans des relations. Nous l’avons vu pendant la pandémie de Covid : les personnes qui avaient des relations plus étroites avec les autres ont survécu. Mais celles qui ont été abandonnées dans des maisons de retraite ou dans des hôpitaux psychiatriques ont été les plus touchées. Je pense donc que la polycrise actuelle appelle l’humanité à revenir à son essence. Si nous pouvons réimaginer nos systèmes économiques, sociaux et politiques en accord avec notre essence, là où se trouvent les choses qui nous font vraiment du bien, qui favorisent le bien-être des personnes et de la planète et qui ne sont pas intégrées dans le système économique financiarisé actuel. Nous devons trouver une autre voie. On parle d’« économie du donut », d’écologie et d’un mode de vie plus respectueux de l’environnement, qui serait nécessaire aujourd’hui. Nous sommes ici, dans cette belle région de votre pays, la France, où il fait incroyablement chaud à cette période de l’année, et ce n’est pas un hasard. C’est en partie le résultat de nos actions sur l’écosystème.

Le problème, c’est que ce n’est vraiment la voie choisie la nouvelle administration américaine…

M. R. Non, en effet. La voie empruntée par la nouvelle administration américaine est le reflet de l’humanité. Si nous suivons la logique du système économique mondial néolibéral, nous emprunterons la même voie, qui mène tout droit à la catastrophe. Nous devons repenser la manière dont nous réorganisons nos systèmes socio-économiques et politiques afin de les adapter aux exigences de la vie telle que nous la connaissons, c’est-à-dire interconnectée et interdépendante.

Peut-on dire que la prise de conscience écologique actuelle marque un tournant dans notre rapport à la croissance ?

M. R. Je trouve très encourageant de voir des jeunes se mobiliser et oser réclamer une transformation fondamentale des systèmes socio-économiques et politiques. Nous venons d’assister pour la première fois à l’élection d’un candidat de 33 ans à la primaire démocrate pour la mairie de New York. Il n’a pas hésité à aborder les questions fondamentales. Je suis donc très optimiste, et c’est pourquoi je suis ici, car les jeunes, comme ma génération, lorsque nous étions étudiants à l’université à la fin des années 1960 et dans les années 1970 en Afrique du Sud, nous nous posions des questions fondamentales sur les mécanismes de domination. Nous avons pris conscience que lorsque nous dépendions de la presse pour nous définir, nous étions alors qualifiés de non-Européens en Afrique, de non-Blancs en Afrique. En réalité, nous nous identifions nous-mêmes comme non-Blancs et non-Européens. Lorsque nous nous sommes libérés de cela, nous avons pu imaginer l’avenir et relancer la lutte pour la liberté contre l’apartheid dans les années 1970. Je pense donc que les jeunes d’aujourd’hui ont pris conscience de cela sous différentes formes, et nous devons les encourager. Je considère que mon rôle aujourd’hui est de servir de pont entre la génération des années 1960 et 1970 qui s’est battue pour la liberté et les générations d’aujourd’hui qui façonneront un avenir beaucoup plus en phase avec une vie en harmonie avec la nature.

Comment la science économique peut-elle surmonter la crise des limites ?

M. R. La science économique surmontera la crise des limites en se libérant de la mentalité post-industrielle qui ne pense qu’en termes linéaires, qui ne pense qu’à « moi, moi et moi » qui pense que la concurrence est la seule voie à suivre, qui pense que les personnes au pouvoir et la hiérarchie sont une caractéristique nécessaire de la nature. Tout cela est faux, car lorsque l’on observe la nature à l’œuvre, elle est à son meilleur lorsqu’elle est interconnectée et interdépendante, et qu’une espèce en soutient une autre. Je pense donc que nous sommes à un tournant décisif. Et les jeunes me donnent le sentiment qu’ils exigeront de leurs professeurs d’économie qu’ils repensent leur discipline. Ils exigeront de leurs professeurs de sciences politiques qu’ils repensent l’idée de la démocratie néolibérale comme seule voie possible. Je crois que les êtres humains fonctionnent mieux dans une politique consensuelle, dans une politique ascendante, où chacun a le sentiment que sa voix compte. C’est pourquoi je suis si optimiste et si enthousiaste à l’idée de participer aux Rencontres Économiques d’Aix, aux discussions que je vais avoir avec les jeunes.

(1) Le Club de Rome est au départ un groupe de réflexion mêlant scientifiques, économistes, industriels et anciens politiques de 52 pays. Il se présente comme aujourd’hui comme une plateforme de leaders d’opinion diversifiés qui identifient des solutions holistiques à des problèmes mondiaux complexes et promeuvent des initiatives et des actions politiques pour permettre à l’humanité de sortir de multiples urgences planétaires.