L'économie allemande, frappée par le choc de réalité ?
Géopolitique
Après deux années de récession, l’Allemagne est passée du statut d’exemple à celui « d’homme malade » du continent. Comment est-ce possible ? S’agit-il d’une crise de modèle ou simplement d’une période de turbulences ?
Il y a toujours plusieurs facteurs en cause mais le principal, à mon avis, c’est que l’Allemagne est aujourd’hui frappée de plein fouet par les grands processus de transformation à l’œuvre dans le monde : changement démographique, numérisation, transition climatique, démondialisation. La population allemande vieillit, ce qui augmente les coûts des systèmes sociaux et la numérisation est un domaine où nous ne sommes pas très performants.
L’Allemagne a énormément profité de la mondialisation, notamment grâce au commerce avec la Chine, qui avait atteint des sommets. Aujourd’hui, les choses reviennent à la normale, c’est-à-dire à un niveau inférieur, notamment pour l’industrie automobile, qui a gagné des milliards en Chine. Ce n’est plus possible aujourd’hui, le contexte a changé. L’économie allemande, très dépendante des exportations, va encore se contracter. Cette tendance est accentuée par des figures comme Donald Trump, qui cherchent à restreindre le commerce mondial. L’Allemagne souffre énormément de cette réorganisation du commerce global.
Enfin, la transition vers une économie neutre en carbone pèse lourdement. La décision des gouvernements allemands de sortir du nucléaire pour se reposer uniquement sur l’éolien et le solaire s’avère très coûteuse. Bien sûr, c’est faisable, surtout si on a des capacités de stockage d’énergie, mais cela reste cher et beaucoup plus fragile.
Tous ces facteurs réunis compliquent l’investissement et l’innovation pour les entreprises allemandes. S’y ajoute une surcharge réglementaire, un problème partagé par de nombreux pays occidentaux, qui génère beaucoup de frustration. Il faut ramener la réglementation à un niveau plus raisonnable ; le gouvernement actuel travaille en ce sens. Mais l’ensemble de ces défis rend la situation difficile.
L’économie allemande est durement frappée par la reconfiguration de la mondialisation. Comment les entreprises s’adaptent-elles, notamment sur la question des chaînes d’approvisionnement ?
J’ai quelques réserves quand les grandes entreprises parlent de relocaliser ou de rapatrier leur production. Je ne suis pas certain que cela soit toujours dicté par des considérations économiques. Parfois, on a plutôt l’impression qu’elles savent qu’il faut de toute façon revoir leurs chaînes d’approvisionnement, et qu’elles peuvent en profiter pour obtenir des subventions.
Il y a quelques années, nous avons mené une étude avec l’institut IFO sur les risques dans les chaînes d’approvisionnement des entreprises allemandes. Résultat : dans 95 % des cas, il n’y a pas de risque du tout, elles peuvent toujours trouver d’autres solutions ou fournisseurs. Sur les 5 % restants, 75 % viennent de fournisseurs européens, donc là encore, pas vraiment de problème. Ce qu’il reste, c’est un petit pourcentage de fournitures critiques provenant de Chine et, auparavant, de Russie.
On parle donc d’un nombre très limité de biens à risque : terres rares, matières premières pour la chimie, la pharmacie, les équipements de communication, etc. Oui, il faut s’adapter à cela, et c’est une bonne raison pour diversifier les chaînes d’approvisionnement. Mais il faut accepter que réorganiser les chaînes pour être plus résilients face aux risques coûtera plus cher. L’intervention des gouvernements en la matière doit se limiter à des cas vraiment graves, par exemple si la Chine coupe l’accès à des matières essentielles pour les médicaments.
Les entreprises allemandes demandent aussi du soutien, mais elles sont prêtes à investir de toute façon. C’est pourquoi je pense que les aides publiques ne doivent intervenir que dans des cas exceptionnels – et même là, les subventions ne sont peut-être pas la meilleure solution. Mieux vaut bâtir des alliances avec d’autres pays pour trouver des fournisseurs alternatifs, en dehors de la Chine, même si c’est plus coûteux. Le vrai enjeu est d’aider les entreprises à rendre ces chaînes alternatives rentables.
Malheureusement, ce mouvement reste trop limité. Nous essayons donc d’orienter les décideurs dans cette direction — pas en disant que tout doit être produit chez nous, mais en proposant un mix : investir localement tout en cherchant des alternatives compétitives hors d’Europe. Dans beaucoup de cas, ces alternatives coûtent moins cher, ce qui bénéficie à l’économie dans son ensemble, car le commerce mondial reste créateur de valeur et de prospérité pour tous.
Du point de vue français, nous suivons de près le débat sur le frein à l’endettement en Allemagne — surtout dans le contexte d’un réarmement du pays. Comment ce débat est-il vécu en Allemagne ?
Il y a deux sujets ici : la défense et le frein à l’endettement. Des réformes récentes permettent désormais au gouvernement allemand d’emprunter jusqu’à 500 milliards d’euros pour investir dans les infrastructures, ce qui n’était pas possible auparavant. C’est un vrai changement de pied. Comme on peut s’y attendre, les partis de gauche, qui ont toujours plaidé pour plus de dépenses, s’en réjouissent. Le parti conservateur, lui, est plus sceptique et insiste sur l’équilibre budgétaire. Mais peu de gens contestent la nécessité d’investir dans les infrastructures.
Le vrai problème, c’est que débloquer ces montants très importants réduit la pression pour faire des économies dans d’autres domaines du budget fédéral. Et pourtant, des réformes sont urgentes, notamment dans notre modèle social, aujourd’hui beaucoup trop coûteux. Une grande partie des recettes fiscales est absorbée par ce système. Il faut donc le réformer pour libérer des marges de manœuvre budgétaires. Ces réformes sont politiquement difficiles, particulièrement dans le contexte actuel. En attendant, la solution choisie est de lever des fonds sur les marchés plutôt que de réformer.
Sur la défense, en revanche, il y a une vraie prise de conscience. Même les pacifistes reconnaissent qu’il faut investir davantage dans l’armée allemande. Tout le monde sait que depuis 20 ou 30 ans, nous n’avons pas investi suffisamment. L’agression russe en Ukraine et la montée des conflits ont montré que l’armée allemande doit être capable de remplir son rôle, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui.
Vous avez évoqué les alliances, ce qui nous amène à parler du couple franco-allemand. Nos économies ont divergé ces dix dernières années. Pourtant, nous partageons beaucoup de défis. Peut-on retrouver un terrain d’entente dans les années à venir ?
Je suis plutôt optimiste. Côté allemand, le ton me semble plus ouvert aujourd’hui. Emmanuel Macron a clairement exprimé sa volonté de renforcer la coopération. Le chancelier Scholz était moins explicite, mais Friedrich Merz l’est davantage. Il y a donc une fenêtre d’opportunité pour renforcer la coopération franco-allemande. Il faut en profiter rapidement, avant que la France n’entre en période pré-électorale dans un an.
Je crois que le couple franco-allemand est particulièrement efficace lorsqu’il travaille à réformer l’Union européenne. Il faut générer ensemble des idées pour améliorer son fonctionnement, car il y a de nombreux domaines où c’est nécessaire. Il est encourageant de voir la Commission européenne réfléchir à une régulation plus efficace ; l’initiative sur le marché unique est un pas dans la bonne direction. France et Allemagne doivent la soutenir.
Les investissements dans les infrastructures sont aussi un domaine où la coopération serait bénéfique, en particulier les grands projets de recherche et d’innovation — souvent très coûteux. Prenez les systèmes satellites : des projets comme Starlink montrent que l’Europe a besoin de solutions souveraines. On ne peut pas dépendre d’Elon Musk pour décider de maintenir ou non des services stratégiques. La France et l’Allemagne pourraient prendre la tête d’un consortium européen sur ce type d’infrastructure.
En revanche, je ne pense pas qu’il faille, comme beaucoup le suggèrent, créer des champions économiques européens en fusionnant des entreprises françaises et allemandes. Il vaut mieux investir ensemble dans l’innovation, la recherche et les infrastructures.
Cela nous mène à la question du dialogue, qui semble de plus en plus difficile. Le Dialogue économique mondial veut justement montrer qu’il reste possible de débattre malgré les différences. Qu’en attendez-vous ?
Je me réjouis de ce genre d’initiative, qui va réunir des gens venus du monde entier. Je suis convaincu que, dans les années à venir, le monde deviendra encore plus confus et que nous aurons besoin de multiplier les alliances, à des niveaux plus modestes. Les grandes organisations multilatérales comme l’OMC existent encore, mais elles ne fonctionnent plus comme avant et ne structurent plus l’économie mondiale.
Plutôt que de chercher un consensus global dans un seul forum, il faudra bâtir et entretenir des réseaux d’alliances — cinq, dix ou quinze groupes différents — en fonction des intérêts partagés. Cela demande une diplomatie économique forte.
Si un lieu comme Aix-en-Provence permet de construire ces connexions informelles, qui sont souvent le prélude à une coopération plus formelle, alors c’est un espace très précieux. Dans un monde aussi incertain, ce genre d’échange large est essentiel. Et j’en attends beaucoup.
Le thème de cette édition est : « Affronter le choc des réalités ». Que vous évoque-t-il, en tant qu’Allemand et Européen ?
Cela nous dit, je crois, que le monde n’est plus celui d’il y a 10 ou 15 ans. Donald Trump n’a pas tout bouleversé à lui seul, mais il a très clairement montré que le monde fondé sur la coopération touche à sa fin. On ne peut plus attendre que la coopération soit vue comme une source de prospérité partagée. Des acteurs comme les États-Unis de Trump ou la Chine ne pensent plus qu’en termes d’intérêts propres, et nous ramènent à une logique de jeu à somme nulle dans les relations internationales. Il faut accepter cette réalité et, en tant qu’Européens, chercher à préserver des espaces où la coopération reste possible, car elle continue d’apporter plus que l’isolement.
Cela passe peut-être par des sujets plus modestes, mais c’est fondamental. À court terme, je ne vois pas de retour à un monde multilatéral organisé par des institutions capables de résoudre les problèmes globaux. Il faut agir, Nous devons être actifs et former des coalitions dans lesquelles nous pouvons travailler avec des partenaires.