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L’Intelligence artificielle est géopolitique


Tech & Industrie

Le choc des réalités en Intelligence artificielle 

Le sommet mondial sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu à Paris en février a été un moment de bascule et de prise de conscience. Rappelons quelques dates.  Le 21 janvier, au lendemain de l’investiture du nouveau président américain, le programme « Stargate » est lancé à la Maison Blanche – une promesse d’investissement de 500 milliards de dollars dans les infrastructures d’IA aux États-Unis. Ensuite, autour du 28 janvier, le monde découvrait avec une certaine stupeur les performances du modèle chinois « DeepSeek », capable de rivaliser avec les meilleurs modèles mondiaux pour un coût d’entraînement annoncé à… 6 millions de dollars. Et le sommet IA du 11 février a été l’occasion du premier discours à l’étranger du vice-président JD Vance, d’une clarté brusque sur la volonté de domination américaine et la rivalité avec la Chine, quelques jours avant son discours à la Conférence de Sécurité de Munich.

Ces événements, à quelques jours d’intervalle, ont agi comme un électrochoc. Ils ont rendu tangible ce que certains observaient depuis longtemps : l’intelligence artificielle n’est plus un simple enjeu de recherche ou d’innovation. Elle est devenue un levier de puissance, un objet de compétition stratégique, et un révélateur brutal des déséquilibres technologiques mondiaux.

Pour l’Europe, et pour la France, ce moment marque une prise de conscience. Car le choc des réalités, ici, c’est d’abord celui de la dépendance. Nos infrastructures, nos outils, nos modèles, sont très largement importés. Nous utilisons des plateformes américaines pour stocker nos données, entraîner nos modèles, interagir dans nos vies professionnelles et personnelles. Cette dépendance n’est pas simplement économique. Elle est aussi culturelle, juridique, géopolitique.

Mais cette prise de conscience en cache une autre : celle d’un monde chinois en voie d’autonomisation rapide, qui ne se contente plus d’imiter mais construit, impose, et propose ses propres modèles technologiques, ses propres normes, sa propre vision du numérique. L’exemple de DeepSeek montre qu’un pays qui maîtrise l’ensemble de sa chaîne de valeur numérique peut produire à grande vitesse, à moindre coût, des alternatives crédibles aux géants occidentaux.

Face à ces deux blocs, une troisième voie peut être bâtie, par nécessité stratégique, économique et démocratique. Cette voie européenne – avec quelques grands alliés, comme le Canada, la Suisse – doit être celle d’un engagement résolu, concret, pas à pas. 

Nous avons des atouts en intelligence artificielle, en numérique, en sciences, nous avons des talents en recherche et en ingénierie – même s’il faudrait en former davantage, et leur donner de meilleures conditions de travail pour ne pas les perdre. Nous avons des start-ups et des « licornes », comme par exemple Mistral AI, ou Helsing pour l’IA de défense.  Mais il ne faut pas croire que nous pourrons, du jour au lendemain et à moindre effort financier, remplacer les services technologiques que toutes nos entreprises petites et grandes utilisent, et que nous utilisons à titre personnel, souvent endormis par leur gratuité.

Cela implique des choix structurants : investir massivement dans la recherche et les infrastructures ; favoriser l’émergence d’acteurs capables de rivaliser avec les géants du secteur, d’abord pour répondre à une première partie des besoins de nos entreprises et administrations, puis une deuxième ; simplifier nos réglementations pour en garder les éléments essentiels sans freiner l’innovation ; et coopérer avec les pays qui, comme nous, souhaitent un numérique ouvert, indépendant et inclusif.

Comme envoyée spéciale pour le sommet de l’IA de février dernier, j’ai vu ce choc des réalités numériques de tout près. L’IA pose des questions fondamentales de pouvoir, de confiance, de justice. Elle est un miroir de nos choix collectifs. Nous pouvons faire le choix passif d’être des clients d’une IA et de services numériques développés par d’autres. Sommes-nous prêts à reconnaître que le temps des constats est révolu ? Que l’enjeu n’est plus d’observer, mais d’agir ? C’est maintenant que se joue la capacité de l’Europe à peser dans ce nouveau monde.

Anne Bouverot, présidente du conseil d’administration de l’Ecole normale supérieure (ENS), et envoyée spéciale du président de la République pour l’intelligence artificielle