« Chaînes de valeurs : fragmentations et recompositions »
Les chaînes de valeur mondiales (CVM) désignent la fragmentation internationale du processus de production. On distingue les CVM verticales (séquencées selon les avantages comparatifs) et les CVM horizontales (duplication d’activités pour desservir les marchés locaux). Depuis les années 1980, elles se sont développées grâce à l’ouverture commerciale, aux investissements directs étrangers et à la diffusion des savoirs, combinant production à bas coût et R&D dans les pays avancés. Les crises de 2008 et du COVID-19 mais aussi les tensions géopolitiques et le protectionnisme croissant (notamment aux États-Unis) ont révélé leurs vulnérabilités, entraînant une recomposition sélective des CVM. En 2025, près de 40 % des grandes entreprises ont modifié leur chaîne d’approvisionnement (FMI).
Plusieurs dynamiques sont à l’œuvre. Les émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil ne se limitent plus à l’assemblage mais développent leurs propres réseaux, portant leur part du commerce mondial de 29 % en 2000 à 43 % en 2022. En outre, la fragmentation géopolitique encourage le friend-shoring marqué par une baisse des flux inter-blocs et des pertes de revenus. Les pays non-alignés jouent alors un rôle d’intermédiaires redirigeant les flux sans réduire les dépendances. Le découplage technologique accentue cette dynamique, les tensions géopolitiques entraînant des restrictions sur les échanges de technologies sensibles (semi-conducteurs, IA, infrastructures numériques) et réduisant les flux d’IDE entre blocs.
La transition écologique agit aussi comme un levier de recomposition. Les contraintes carbone, la tarification des émissions et les politiques industrielles vertes réorientent les localisations vers des zones sobres et des circuits plus courts. Dès 2023, 73 % des entreprises tiennent compte des émissions de CO₂ dans leurs implantations.
Enfin, les géants du numérique sont dorénavant soumis à une pression fiscale croissante, alors que 60 % de leurs profits restent localisés dans des juridictions à faible fiscalité.
La reconfiguration des CVM varie selon les secteurs. Dans l’industrie, la robotisation favorise des relocalisations ciblées. Le double sourcing progresse (+21 % entre 2020 et 2024), en particulier dans les secteurs sensibles (électronique, santé). À l’inverse, les services poursuivent leur internationalisation, soutenue par le numérique. Leur part dans le commerce mondial a grimpé de 30 % entre 2005 et 2023.
Cette recomposition est multiscalaire. De nouveaux pôles se forment autour d’acteurs technologiques émergents, tandis que certaines villes comme Shenzhen ou Bangalore deviennent des hubs d’innovation. Les échanges intrarégionaux progressent. En 2022, les échanges au sein du RCEP[1] représentaient environ 50 % du commerce total des pays membres, 60 % pour les échanges intra-UE.
Au-delà des aspects industriels, ces évolutions reposent sur des enjeux de gouvernance majeurs. Des dispositifs de vigilance et de durabilité sont nécessaires pour fiabiliser les chaînes (en 2024, seuls 45 % des grands groupes du G20 avaient une traçabilité complète de leurs fournisseurs directs).
Les États jouent un rôle accru dans les secteurs stratégiques (santé, énergie, numérique) via des interventions publiques allant du soutien à l’innovation aux garanties financières. La transition énergétique impose aussi des chaînes plus sobres, circulaires et neutres en carbone, nécessitant investissements et coopération Nord-Sud. Enfin, l’accord OCDE/G20 sur un impôt minimum mondial de 15 % marque une avancée vers une meilleure équité fiscale.
Dans ce contexte, l’Union européenne doit repenser sa stratégie. Bien qu’elle demeure intégrée aux flux mondiaux, elle cherche à réduire ses dépendances critiques et à renforcer sa base industrielle. Des leviers comme le Plan industriel pour le Green Deal, le mécanisme d’ajustement carbone ou la législation européenne sur les matières premières critiques visent à consolider son autonomie via des relocalisations ciblées. Le marché unique reste structuré par des spécialisations régionales (assemblage en Europe centrale, biens de haute technologie en Allemagne), potentiellement moteurs d’une stratégie industrielle cohérente. La double transition écologique et numérique représente une opportunité majeure, mais suppose des financements estimés à 350 milliards d’euros par an par la BCE. En parallèle, l’UE reste profondément insérée dans les CVM et développe de nouveaux partenariats extérieurs (Inde, Mercosur) pour diversifier ses chaînes tout en consolidant ses normes sociales et environnementales.
[1] Accord de libre-échange entré en vigueur en 2022 entre l’Australie, la Birmanie, le Brunei, le Cambodge, la Chine, la Corée du Sud, l’Indonésie, le Japon, le Laos, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et Viêt Nam.