Restaurer le leadership pour une Europe plus forte et démocratique dans un monde multipolaire
Géopolitique
À une époque de multipolarité politique croissante, où les bouleversements géopolitiques et économiques remettent en question les équilibres de pouvoir traditionnels, l’Europe doit repenser son rôle, non pas comme un bloc réactif, mais comme un leader proactif. L’influence grandissante de la Chine, l’affirmation stratégique des États du Golfe, ou encore la place croissante dans l’agenda international de pays comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud, sont autant de signaux d’alerte pour que l’Europe se réinvente. L’incertitude persistante concernant l’engagement mondial des États-Unis accentue le vide du leadership transatlantique — un vide que l’Europe doit désormais chercher à combler en partie. Pour y parvenir efficacement, face aux menaces de Poutine à l’Est et à l’incertitude que représente Trump à l’Ouest, l’Europe doit restaurer ses capacités de leadership interne et projeter des valeurs cohérentes ainsi qu’une stratégie axée sur les résultats au-delà de ses frontières.
Leçons de leadership issues des situations d’urgence démocratiques
La Commission mondiale sur la démocratie et les situations d’urgence du Club de Madrid — créée à la suite de la pandémie de COVID-19 — offre des enseignements précieux sur ce que signifie un leadership démocratique efficace en temps de crises convergentes et de polarisation croissante. La pandémie a été non seulement un choc sanitaire et économique, mais aussi un test de résistance pour la gouvernance. Elle a montré que le leadership fondé sur la transparence, l’inclusion civique, la résilience institutionnelle et la prise de décisions fondées sur des données probantes est non seulement souhaitable, mais essentiel à la survie de la démocratie.
La Commission a soutenu que, dans les contextes d’urgence, les dirigeants doivent agir avec détermination, mais de manière démocratique — en s’appuyant sur la loi, dans le respect des droits, et avec une supervision rigoureuse. La résilience de nos systèmes démocratiques dépend de notre capacité à nous préparer à l’incertitude, et à diriger avec intégrité et responsabilité. Dans le paysage mondial fragmenté actuel, ces leçons dépassent la seule santé publique et s’appliquent à la sécurité, au climat, à la gouvernance numérique et à la réorganisation géopolitique.
L’Europe doit diriger, pas seulement gérer
La force de l’Europe ne réside pas dans la gestion des crises, mais dans sa capacité à impulser une action mondiale fondée sur des valeurs solides, aux côtés d’autres partenaires. Pour cela, nous devons œuvrer ensemble autour de trois impératifs de leadership :
1. Autonomie stratégique par la cohésion démocratique
L’Europe doit de toute urgence surmonter ses divisions internes — qu’elles soient politiques, économiques ou institutionnelles — afin d’atteindre une véritable autonomie stratégique. Mais cette autonomie ne doit pas conduire à l’isolement. Elle doit permettre à l’Union européenne d’agir avec unité et détermination, et de réduire sa dépendance dans les secteurs critiques, notamment dans un monde de plus en plus marqué par la rivalité géopolitique et la fragmentation économique. Comme l’expose The Future of European Competitiveness, l’autonomie stratégique doit s’appuyer sur des politiques industrielles, commerciales et économiques extérieures coordonnées qui renforcent la résilience de l’UE et réduisent ses dépendances critiques, en particulier dans les domaines des technologies propres et des matières premières essentielles.
Cela dit, l’autonomie stratégique doit également reposer sur une base de résilience démocratique. Cela implique de construire des institutions solides, de promouvoir une gouvernance inclusive et participative, d’assurer une économie compétitive, et de renforcer la capacité de l’UE à anticiper et répondre aux crises. Cohésion démocratique et autonomie stratégique vont de pair : les réformes doivent être ancrées dans la légitimité démocratique, une gouvernance coordonnée et un investissement collectif dans les biens publics — en particulier l’innovation, la défense et la décarbonation.
2. Multilatéralisme dans un monde multipolaire
L’Europe doit plaider en faveur d’une réforme des institutions multilatérales pour mieux refléter la répartition actuelle du pouvoir mondial. Cela inclut un engagement constructif — et non défensif — avec des puissances montantes telles que la Chine, l’Inde ou les États du Golfe. Plutôt que de les percevoir uniquement à travers un prisme concurrentiel, l’Europe doit rechercher une coopération pragmatique et stratégique sur les défis communs, qu’il s’agisse de la résilience climatique ou de la gouvernance numérique, tout en défendant fermement les normes démocratiques comme lignes rouges.
De plus, il est impératif pour l’UE de revitaliser ses alliances non seulement avec ses partenaires traditionnels, mais aussi avec la société civile, le secteur privé, les villes et les démocraties émergentes à travers le monde. Une Europe qui dirige doit écouter et co-construire la gouvernance mondiale avec ceux avec qui elle souhaite coopérer.
3. Innovation démocratique et confiance civique
Le leadership ne s’exerce pas uniquement au sommet. La résilience démocratique en période de crise repose sur la confiance et la participation des citoyens. L’Europe doit investir dans des outils participatifs — numériques comme physiques — qui rapprochent les citoyens des décisions politiques. L’innovation démocratique, à travers des forums délibératifs et des plateformes civiques numériques, est essentielle pour combler le déficit croissant de confiance dans les démocraties européennes.
Restaurer le leadership commence donc chez soi : par un engagement civique renouvelé, des mesures proactives contre la désinformation, et une équité numérique. Cela doit s’accompagner d’un socle économique solide, perçu comme tourné vers l’avenir par les citoyens et capable de protéger les intérêts stratégiques de l’Europe dans un monde interconnecté. Sans une population qui a confiance en ses institutions, l’Europe ne peut espérer diriger sur la scène internationale.
Le moment démocratique de l’Europe
L’accélération de la fragmentation mondiale, les défis et les incertitudes exigent un changement de cap pour l’Europe. Face aux alliances mouvantes, au découplage économique et aux menaces climatiques imminentes, le leadership européen doit évoluer et s’adapter rapidement à la réalité en mutation. La prochaine vague de défis — perturbations technologiques, gestion des biens publics mondiaux, conflits actuels et émergents — mettra à l’épreuve la capacité de l’Europe à diriger.
La force de l’Europe ne doit pas résider dans l’imitation de modèles dépassés ayant pu réussir à une autre époque, mais dans l’offre d’une alternative démocratique renouvelée et cohérente : inclusive, responsable, stratégique et tournée vers l’avenir. Ce qui peut sembler de l’idéalisme est en réalité une stratégie nécessaire et pragmatique pour préserver la démocratie dans un environnement mondial complexe.
Le moment de restaurer le leadership est venu. Et le chemin vers une Europe plus forte passe par une action démocratique audacieuse.