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Repenser la puissance douce dans un ordre mondial en mutation


Géopolitique

Un village de Rukum, dans l’ouest du Népal, à 700 kilomètres de la capitale Katmandou — bastion de l’insurrection de dix ans entre 1996 et 2006 — gagne en popularité grâce à plusieurs endroits prisés pour réaliser des vidéos sur TikTok. Un jeune homme de 19 ans venait de terminer l’enregistrement d’une vidéo de danse, et son groupe d’amis la regardait à plusieurs reprises avec enthousiasme. Je leur ai demandé ce qu’ils savaient de TikTok et du monde de l’internet. Ils m’ont répondu que la Chine avait aidé à connecter le monde en inventant TikTok et aussi les smartphones bon marché. Au fil de la conversation, j’ai compris que, selon eux, la Chine est la puissance dominante en matière de technologie. Voilà maintenant ce qu’est la puissance douce de la Chine.

Je repense à mes 19 ans, à la fin des années 1980, lorsque je croyais que le monde tournait autour des États-Unis et de l’Europe, qui dominaient la musique, le cinéma et les médias. Aujourd’hui, les restaurants sont conçus pour être « Instagram » et « Snapchat-friendly », les lieux touristiques sont pensés pour les selfies et les vidéos attrayantes. La musique vise les plateformes comme Spotify, avec des clips visionnés des millions de fois. Dans ce nouveau contexte, la définition de la puissance douce s’est transformée, tout comme les pays qui l’exercent.

À New Delhi, les jeunes se ruent aux concerts coréens, tandis qu’à New York, les quartiers coréens se sont étendus, passant de quelques établissements à de véritables rues entières. La K-Pop a des adeptes dans le monde entier, et Netflix investit massivement dans les productions coréennes, aux côtés de celles d’Hollywood. La Corée du Sud exploite efficacement le phénomène du « Hallyu » (vague coréenne) comme forme de puissance douce pour accroître son influence et sa réputation mondiales.

La Thaïlande a fait de même avec sa cuisine. Durant son mandat entre 2001 et 2006, Thaksin Shinawatra a promu la « gastrodiplomatie », encourageant l’ouverture de restaurants thaïlandais dans toutes les villes du monde et l’introduction de la cuisine thaïe dans tous les foyers. Cela a boosté le tourisme, au point que Bangkok est aujourd’hui la ville la plus visitée au monde, avec 32,5 millions de touristes pour un pays de 72 millions d’habitants.

Dans le monde d’après-guerre, l’anglais était un outil de puissance douce. D’anciennes colonies britanniques comme l’Inde ou la Malaisie en Asie, ou le Kenya en Afrique, ont utilisé la langue pour s’imposer à l’échelle mondiale. Dans les années 1990, avec l’avènement de l’informatique puis d’Internet, l’anglais est devenu la langue dominante. En Asie du Sud, un milliard de personnes ont dû apprendre à taper, coder et écrire des programmes en anglais. Mais avec l’arrivée d’outils multilingues, de services de traduction gratuits, de commandes vocales, l’usage de l’anglais est en déclin. La montée de la Chine comme acteur mondial majeur, en imposant sa propre langue, a permis à beaucoup de ne plus vénérer l’anglais comme on le faisait à l’époque où les chauffeurs de taxi à Pékin devaient apprendre cette langue pour les Jeux olympiques de 2008. En Asie du Sud, de plus en plus d’écrivains publient dans leur langue maternelle et reçoivent des prix littéraires internationaux. L’anglais n’exerce plus la même puissance douce qu’au siècle dernier.

La puissance douce est également transformationnelle, et non uniquement transactionnelle. Les pays qui souhaitent diffuser leur nourriture, leur art, leur culture, leur cinéma, leur littérature ou leurs sites touristiques l’ont bien compris. La géopolitique transactionnelle influence la manière dont la puissance douce est perçue. La Chine utilise sa civilisation ancienne pour promouvoir son importance mondiale, une autre forme de projection de la puissance douce. Des pays comme l’Arabie saoudite et l’Inde puisent aussi dans leur histoire pour construire un récit de renforcement de leur puissance douce. L’Arabie saoudite utilise également le sport et le divertissement en accueillant des événements internationaux, une nouvelle manière d’exercer une puissance douce transformationnelle.

Les pays n’ont pas besoin d’être grands pour exercer une puissance douce. La Russie, bien que vaste, a perdu sa puissance douce après la chute de l’URSS. Les États-Unis, dont la diplomatie devient de plus en plus transactionnelle, devraient tirer les leçons de ce qui s’est passé avec la Russie. La Suisse, bien que petit État, continue d’exercer une forte puissance douce. Singapour et les Émirats arabes unis l’ont également fait en devenant des centres financiers crédibles pour les investisseurs et les entreprises.

Le Népal, pays de 30 millions d’habitants, situé entre deux géants de 1,4 milliard chacun (la Chine et l’Inde), a su tirer parti de sa position d’État tampon : aucun des deux voisins n’a besoin de dépenser massivement pour militariser leurs frontières communes. La Belgique, État tampon en Europe, accueille le Parlement européen et d’autres institutions de l’UE. Un État tampon peut donc aussi être une source de puissance douce, et des pays comme le Népal devraient apprendre à en tirer parti.

Dans un monde en pleine mutation géopolitique, où la technologie bouleverse nos vies et où les déplacements humains n’ont jamais été aussi nombreux, il est temps de réimaginer notre conception de la puissance douce.