Nouvelles alliances
Géopolitique
I. Un nouvel ordre mondial – une nouvelle complexité
L’ordre économique mondial auquel nous étions habitués depuis la fin des années 1990 semble se désagréger de plus en plus. Même si la forme que prendra ce nouvel ordre reste incertaine, il est évident que l’ère d’un ordre multilatéral mondial fondé sur des règles touche à sa fin. Les acteurs et institutions existants ne vont pas disparaître, mais leur influence change radicalement, passant d’institutions multilatérales globales à des accords thématiques entre un plus petit nombre de pays. Il en résulte un niveau de complexité sensiblement plus élevé, notamment dans les domaines du commerce mondial et de la politique économique. La capacité à former et à gérer des alliances deviendra donc un critère central de réussite à l’avenir.
Nouvelles fonctions pour les institutions internationales
Avant tout, l’OMC, en tant qu’organisation multilatérale qui définit le droit commercial mondial et en assure l’application, n’accomplit pratiquement plus cette mission. Au cœur de cet échec se trouve le rejet généralisé – pas seulement aux États-Unis – d’une juridiction internationale supérieure au droit national. Cette perte de souveraineté est inacceptable pour de nombreux États.
De plus, les principes fondamentaux de l’OMC – auxquels la plupart des membres continuent pourtant d’adhérer même sans mécanisme de sanction – sont eux aussi mis sous pression. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont par exemple abandonné le principe de la clause de la nation la plus favorisée (NPF), plus récemment encore avec l’annonce, le 2 avril 2025, de tarifs différenciés selon les pays. Pourtant, les règles de l’OMC restent pertinentes pour un groupe de pays volontaires, et continuent à servir de base au commerce entre eux.
L’instrument des accords plurilatéraux – discussions à l’OMC auxquelles ne participent qu’un sous-ensemble de membres – gagne en importance. Ces accords peuvent viser à créer de nouvelles règles, à garantir la libéralisation réciproque des droits de douane, à établir de nouveaux processus ou à initier des discussions. En temps de grande confusion, les accords plurilatéraux ouverts sont particulièrement prometteurs. Ils peuvent être conclus par de petits groupes, sans discriminer les autres membres de l’OMC, et ne peuvent donc pas être bloqués par eux.
Par ailleurs, de nombreuses institutions et accords souvent superposés, situés en dessous du niveau mondial, doivent être pris en compte. Ceux-ci incluent notamment :
- Des organisations économiques régionales comme l’UE, et à un niveau moindre d’intégration, l’UA, la CEDEAO, l’ASEAN, le MERCOSUR, ou encore des accords de libre-échange comme le CPTPP, le RCEP, et l’USMCA, parmi bien d’autres.
- Des accords bilatéraux de libre-échange entre certains pays ou régions, comme l’accord UE-MERCOSUR. Ces accords, censés être des exceptions bien justifiées dans le cadre de l’OMC, contournent en fait la clause NPF. Aujourd’hui, les ALE régionaux ne sont plus l’exception mais la norme.
- Des accords techniques situés en dessous des ALE, qui harmonisent les normes et autres aspects techniques. Par exemple : le Trade and Technology Council entre l’UE et les États-Unis, certains éléments du CAI entre l’UE et la Chine, le Indo-Pacific Economic Framework, des éléments du RCEP, etc. Leur impact est encore limité, mais la Chine y travaille intensivement.
- Enfin, pour les accords techniques et dispositifs complets en dehors de l’OMC, on trouve des organisations à adhésion exclusive servant principalement de plateformes de coordination ou de forum : l’OCDE, le G20, les BRICS.
II. Intérêts communs et coopération intelligente
Même s’il n’existe manifestement plus de cadre global englobant en matière de commerce et de politique économique, des intérêts communs subsistent entre différentes régions et pays. Ceux-ci doivent être identifiés, institutionnalisés, et exploités au bénéfice de toutes les parties, par exemple dans les domaines suivants :
Politique des matières premières
Dans le domaine de l’approvisionnement en matières premières, des groupes de fournisseurs et d’acheteurs aux intérêts distincts peuvent être identifiés. La plupart des pays de l’OCDE sont des acheteurs de presque toutes les matières premières. Il est donc logique de former des alliances pour garantir la sécurité d’approvisionnement de certaines catégories de ressources. Dans son document « EU-Japan Critical Raw Materials Alliance », la KAS, en coopération avec le think tank japonais NPI, a esquissé une alliance sur les terres rares. L’analyse montre qu’il est crucial de bien définir les intérêts concernés et d’attribuer des responsabilités claires à des institutions dédiées.
Résilience des chaînes d’approvisionnement
La question de la résilience économique devient plus importante, non seulement pour les matières premières, mais aussi concernant les dépendances dans les chaînes d’approvisionnement. Toutefois, l’ampleur de ces dépendances est souvent surestimée. Une étude de la KAS et de l’Institut Ifo indique que 95 % des importations des chaînes industrielles allemandes ne présentent aucune dépendance problématique. Parmi les 5 % restants, 73 % proviennent de l’UE et peuvent donc être considérés comme sans risque. Il ne reste donc qu’un nombre limité de groupes de produits importés problématiques, la plupart en provenance de Chine.
Des mesures commerciales peuvent donc s’avérer justifiées pour certains produits-clés comme les aimants industriels, certains produits chimiques, les matières premières pharmaceutiques, les technologies de défense et de communication ou encore les équipements énergétiques. Le principe directeur devrait être : moins on exclut d’acteurs, moins les pertes de prospérité sont grandes. Des alliances ciblées par produit sont des solutions intelligentes, comme suggéré dans un récent document de la KAS sur les tarifs douaniers. La seconde meilleure solution sont les droits de douane ciblés contre un seul pays. Les subventions et politiques industrielles sont les mesures les plus coûteuses.
III. Options d’action
Ouverture à des alliances multiples
Dans le contexte décrit, il est judicieux de soutenir les fonctions restantes de l’OMC et des autres institutions existantes. Toutefois, il est aussi indispensable de développer des alternatives. Pour cela, il est essentiel d’agir à partir d’une base forte et dotée d’un poids global, par exemple l’Union européenne.
Depuis cette base, il convient de maintenir des relations économiques-diplomatiques stables avec le plus grand nombre possible d’acteurs. L’objectif doit être un système de multiples alliances et accords, selon plusieurs niveaux :
- Sécuriser une base forte et efficace ayant une importance mondiale – par exemple l’Union européenne.
- Maintenir, développer et affiner les accords globaux. Les accords plurilatéraux ouverts conviennent pour des sujets spécifiques. Des coalitions de volontaires seront également nécessaires en dehors de l’OMC. Les organisations à large adhésion mondiale mais à intérêts ou valeurs limitées comme l’OCDE, les BRICS, le G7 ou le G20 verront leur rôle croître.
- Au niveau bilatéral, il faut rechercher et entretenir des accords (libre-échange, normes techniques, etc.) avec des partenaires partageant des intérêts ou des valeurs clés.
- Cela implique de cultiver intensivement des partenariats centraux (pour l’UE : Japon, Corée, Canada, Australie, Royaume-Uni, Suisse), mais aussi d’intégrer – ou à défaut contenir – des partenaires problématiques (Turquie, Inde, Russie), des acteurs à droit de veto (États-Unis, Chine), ainsi que des partenaires potentiels (Brésil, Argentine, UA, États du Golfe, etc.).
Nous devons renforcer nos capacités en diplomatie économique
Dans un ordre économique mondial de plus en plus complexe, les alliances évoluent constamment ou doivent être adaptées. Cela exige un renforcement significatif des capacités en diplomatie économique. Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), ainsi que les ministères des Affaires étrangères nationaux, doivent créer des départements dédiés à cet objectif. Leur tâche sera de hiérarchiser les priorités et objectifs économiques, et de les coordonner à l’échelle européenne.
Pour cela, il est nécessaire de créer des capacités de formation, par exemple une Académie européenne de diplomatie économique, qui élaborerait des programmes de séminaires et de formation pour les différents services diplomatiques.
Mais même avec des capacités renforcées, il sera difficile de gérer un trop grand nombre d’alliances si trop de thèmes sont abordés en même temps. Ces dernières années, les accords économiques de l’UE sont devenus si complets que les négociations se sont prolongées pendant des années, voire des décennies, souvent sans succès. Pour une diplomatie économique efficace, il est donc logique de se concentrer sur les sujets centraux : politique commerciale, protection des investissements et subventions. Les aspects sociaux et environnementaux devraient être abordés séparément, via d’autres départements et dans d’autres accords internationaux – mais tout aussi contraignants.
Le nouveau monde devient plus compartimenté et fondé sur les intérêts. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas choisir avec qui coopérer ou non, mais comment et dans quel domaine. La politique économique extérieure doit donc être organisée en conséquence, afin de gérer efficacement les nouvelles alliances thématiques.