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Mettre fin à la complaisance : Défense hybride et autonomie stratégique pour l'Europe après la guerre en Ukraine


Géopolitique

Esprit du temps et choc stratégique

Les trente années de « vacances de l’histoire » de l’Europe ont pris fin avec la chute des derniers bastions de Marioupol et le déploiement massif des blindés russes quittant la Biélorussie vers Kyiv, formant une colonne de 50 kilomètres – révélant une Europe dont les stocks de blindés et de pièces d’artillerie ont été réduits de moitié, tandis que son alliance s’est « élargie » formellement à quinze nouveaux membres.


Par rapport à 1990, l’OTAN aligne aujourd’hui 35 % de soldats en moins, 65 % de chars en moins, et 55 % de pièces d’artillerie en moins – même après l’ajout de ces quinze membres. La leçon est claire : la dissuasion s’atrophie lorsque les capacités déclinent. Dans le même temps, les turbulences intérieures aux États-Unis – plafonds budgétaires, courants contradictoires du « America First » et cycles électoraux – jettent un doute sur la pérennité de la dissuasion élargie, tant conventionnelle que nucléaire.

Autonomie offensive-défensive pour l’Europe

L’Europe doit donc passer du statut de consommatrice à celui de productrice de sécurité, en adoptant un modèle de défense offensive capable de combattre avec ou sans Washington. La guerre russe contre l’Ukraine montre à la fois le prix de l’impréparation et les possibilités d’adaptation rapide.

La réarmement doit donc suivre deux axes : masse et méthode.
Premièrement, l’Europe a besoin de masse – divisions, dépôts de munitions, réseaux de défense aérienne – capables de dissuader ou de repousser une nouvelle offensive russe. La décision de la Pologne de commander plus de chars que l’ensemble de la Bundeswehr, les 100 milliards d’euros du Sondervermögen allemand, ou encore les achats accélérés d’artillerie par les États baltes témoignent d’un tournant continental. Pourtant, la production européenne de matériel lourd représente à peine 20 % de celle de la fin de la guerre froide.
Les stocks de munitions restent dramatiquement faibles : le plan européen d’un million d’obus pour l’Ukraine est en retard et révèle la fragilité d’une industrie des armements pensée pour l’efficacité, non la durée. Sans achats conjoints urgents, contrats pluriannuels et financement par obligations de défense ou Banque européenne d’investissement, les usines européennes ne pourront suivre le rythme des besoins du champ de bataille.

Défense hybride

Deuxièmement, la méthode : la « défense hybride » ukrainienne montre l’importance critique du « littoral aérien » – l’enveloppe de 0 à 9 000 mètres, dominée par les quadricoptères, munitions rôdeuses et missiles de croisière bon marché – qui impacte directement le rythme des combats et les taux de pertes. Les forces aériennes européennes, centrées sur des avions de chasse de 4e et 5e générations sophistiqués, sont numériquement insuffisantes pour contrôler cette couche face à des essaims d’ennemis.
Chaque brigade européenne devrait être équipée de radars anti-drones, de cellules de guerre électronique et d’intercepteurs à courte portée. L’artillerie européenne, quant à elle, gagnerait à intégrer des drones de reconnaissance organiques.
Tout aussi critique est la résilience cyber-électromagnétique : les brouillages GPS russes dans l’est de l’Ukraine (et l’ouest de la Russie) ont à plusieurs reprises aveuglé des systèmes non protégés, tandis que les unités ukrainiennes ont routé leurs communications via des constellations civiles (notamment Starlink) pour maintenir la cohésion.
Le reste de l’Europe devrait en tirer des leçons. Des postes de commandement durcis, capables d’opérer plusieurs jours sous déni électromagnétique, doivent devenir la norme.

Réserves et résilience

La résilience sociétale constitue la couche suivante. La Finlande et l’Estonie, longtemps critiquées pour leur attachement à la conscription, sont devenues des modèles de « défense totale [hybride] ». Helsinki peut mobiliser 280 000 soldats entraînés en dix jours, et ses réserves pourraient dépasser un million d’ici 2030. Le Kaitseliit estonien (Ligue de défense), qui représente près de 3 % de la population, entretient les armureries locales et répète des scénarios de défense chaque mois.


La mobilisation israélienne d’octobre 2023 – 360 000 réservistes en 72 heures – montre qu’un petit État peut déployer une force de guerre plus importante que la plupart des armées professionnelles européennes.


Ces modèles montrent que la conscription sélective, fondée sur les compétences, et l’enseignement militaire de haut niveau pour les civils peuvent produire à la fois du personnel et des compétences technologiques.


Les grands États européens – France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie – doivent donc réexaminer les structures de réserve abandonnées dans les années 1990, relancer les études de défense dans les universités civiles et militaires, réintroduire des formes de service universel – militaire, protection civile ou cybersécurité – sous une bannière de « mobilisation intelligente » qui lie défense, emploi et formation avancée.

Communication stratégique

La communication stratégique est le dernier levier indispensable. La désinformation russe a exploité l’aversion européenne aux pertes humaines, la perte des dividendes de la paix et la peur énergétique. En revanche, la communication ukrainienne, mêlant vidéos du front, humour et cadrage moral, a permis d’obtenir un soutien occidental sans précédent.
Un Centre européen permanent de communication stratégique – reliant capacités de l’UE, de l’OTAN et des États membres – devrait anticiper et contrer les campagnes de désinformation, organiser la vérification collaborative des faits, et intégrer la planification de l’influence à chaque exercice militaire majeur.
Les investissements dans la puissance militaire échoueront si les opinions publiques ne sont pas convaincues de leur nécessité.

Leçons pour les petits États : dissuasion tous azimuts

Les petits États doivent tirer des enseignements encore plus clairs. La profondeur stratégique s’obtient par les alliances, non la géographie ; la dispersion et la manœuvre restent supérieures à la masse ; les réserves et la défense territoriale assurent l’endurance ; et en matière d’efficacité militaire, il n’y a pas d’alternative à l’éducation militaire, la mobilisation intelligente, la guerre interarmes et la défense hybride multi-domaines.

La France demeure le pilier stratégique indispensable du continent. Seule parmi les membres européens de l’OTAN, elle dispose d’une force de dissuasion nucléaire indépendante (une dyade, par opposition à la triade russe ou à la dissuasion monobloc et interconnectée du Royaume-Uni).
Le concept gaullien de « dissuasion tous azimuts » – la dissuasion dans toutes les directions – retrouve une pertinence nouvelle à l’heure où la fiabilité américaine est remise en question.
Paris devrait piloter une Cellule européenne de planification nucléaire, qui, tout en respectant la souveraineté nationale, intégrerait les dissuasions française et britannique dans une logique stratégique européenne, complexifiant le calcul des risques pour tout adversaire.

Alliance adaptative : dissuasion après la guerre en Ukraine

Le renouveau stratégique exige une architecture d’alliance repensée. L’OTAN doit rester la pierre angulaire, mais l’Europe doit approfondir ses propres structures : la Force expéditionnaire conjointe, la Capacité européenne de déploiement rapide, et des coalitions plus larges comme le Groupe de contact de Ramstein.
Simultanément, les partenaires démocratiques d’Asie orientale et de l’Indo-Pacifique – Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande – devraient être invités à une « Communauté de sécurité démocratique » pour renforcer la coordination sur les chaînes d’approvisionnement, la standardisation et les technologies émergentes.
L’autonomie stratégique devient ainsi moins une quête de séparation qu’un engagement à assumer la responsabilité principale chez soi, tout en tissant des liens horizontaux avec des démocraties alliées à l’étranger.

L’Europe s’éveille peut-être enfin au coût de la complaisance. Pourtant, la dissuasion par déni exige des stocks pleins, des casernes garnies, des champs de tir entraînés, et des réseaux durcis.


La dissuasion par punition exige des feux longue portée précis et une voix nucléaire européenne crédible.
La défense hybride exige qu’une masse critique de la population serve de capteurs ou de combattants. L’Europe n’y est pas encore.
La guerre russe contre l’Ukraine – où un petit État a tenu tête à une grande puissance – montre les dividendes extraordinaires de la résilience et de l’innovation, mais aussi le prix ruineux d’entrer en guerre sous-armé et mal préparé.


La fenêtre pour transformer l’Europe de consommatrice en productrice de sécurité est étroite ; un nouveau Marioupol ne doit pas en être le catalyseur.


Armée d’imagination stratégique, de volonté industrielle et de solidarité démocratique, l’Europe doit saisir ce moment – avant qu’un nouveau convoi de cinquante kilomètres ne roule vers l’ouest.

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