« Le nouveau rôle de l’Europe dans l’économie mondiale »
Géopolitique
Depuis son retour au pouvoir pour un second mandat, Donald Trump a instauré un changement de paradigme dans la politique économique internationale des États-Unis. Sur plusieurs sujets clés, il a en effet retiré les États-Unis de leur rôle de leader mondial qu’ils occupaient depuis quatre-vingts ans. Certains observateurs ont mis l’accent sur la Chine comme principal concurrent à la domination économique américaine. Mais c’est bien l’Europe, au sens large, qui possède la combinaison de caractéristiques nécessaires pour constituer un « pôle » économique alternatif aux États-Unis dans l’économie mondiale.
L’Union européenne devrait être au cœur de ce pôle économique européen. Elle dispose du poids économique (18 % du PIB mondial en valeur de marché contre 26 % pour les États-Unis), d’une monnaie pleinement convertible représentant 20 % des réserves de change des banques centrales fin 2024 (contre 57 % pour le dollar américain), de compétences industrielles et scientifiques, de capacités réglementaires, d’un système de gouvernance basé sur le droit, ainsi que d’un large réseau d’alliances économiques internationales. Nombre de ces atouts sont renforcés et amplifiés par la coopération économique étroite avec les autres grandes économies européennes.
Le changement de paradigme de Trump
Il reste encore incertain où les politiques de Trump mèneront dans de nombreux domaines. Mais après cinq mois de son second mandat, on peut dégager cinq grands axes de sa politique économique.
Premièrement, le Président semble décidé à augmenter durablement le taux moyen des tarifs douaniers américains, passant de 2,5 % en 2024 à peut-être 10-20 %, voire plus à l’avenir. Cette hausse s’accompagne d’un retrait de toutes les disciplines et procédures de l’OMC en matière de fixation et de modification des tarifs. Trump a également ignoré une vingtaine d’accords bilatéraux de libre-échange existants, et la valeur des nouveaux accords signés lors des négociations actuelles reste incertaine.
Deuxièmement, l’administration Trump adopte une position beaucoup plus ambivalente sur le statut du dollar comme principale monnaie de réserve mondiale. Ses conseillers remettent en question les avantages que ce statut procure à l’économie américaine. Trump a menacé de remplacer le président actuel de la Réserve fédérale par une personnalité plus docile lors du départ de Powell en mai 2026. Par ailleurs, le projet de loi fiscale soutenu par Trump, en cours au Congrès, devrait entraîner une nouvelle hausse massive de la dette publique américaine d’environ 2,4 000 milliards de dollars sur dix ans. Ces facteurs s’ajoutent aux inquiétudes persistantes des détenteurs étrangers de devises convertibles, notamment après la décision du G7 de geler jusqu’à 300 milliards de dollars des réserves en devises étrangères russes en février 2022. Ces préoccupations se concentrent désormais plus fortement sur le dollar, compte tenu des circonstances dans lesquelles Trump pourrait agir unilatéralement.
Troisièmement, l’administration Trump s’est retirée des efforts collectifs internationaux pour lutter contre le changement climatique, les maladies et la pauvreté. Cela inclut le retrait des États-Unis pour la seconde fois de l’accord de Paris sur le climat, le retrait de l’OMS et des coupes drastiques dans l’aide américaine (élimination de 90 % des projets USAID, soit environ 60 milliards de dollars par an, et retrait des financements pour l’Alliance GAVI sur les vaccins). L’administration tente également d’utiliser ses participations et sièges dans les institutions financières internationales pour recentrer leur attention loin de l’action climatique. L’impact concret de ces mesures reste à voir, mais cela menace clairement la projection de la COP29 selon laquelle les banques multilatérales de développement (BMD) fourniraient collectivement 120 milliards de dollars par an pour le financement climatique aux pays à revenu faible et intermédiaire d’ici 2030.
Quatrièmement, l’administration Trump met fin au soutien américain aux efforts mondiaux de lutte contre la corruption et de renforcement de la gouvernance. Le ministère de la Justice a annoncé qu’il n’appliquerait plus la loi sur les pratiques de corruption à l’étranger (le pilier de la convention anti-corruption de l’OCDE). Le Trésor américain n’appliquera plus non plus les lois sur la transparence des bénéficiaires effectifs. Ces reculs internationaux sont renforcés par le mépris du Président pour les principes éthiques et l’affaiblissement de la gouvernance intérieure aux États-Unis, provoqué par les coupes dans la recherche publique, le déni des preuves scientifiques sur le changement climatique et l’efficacité des vaccins, ainsi que les contestations constantes de l’autorité des tribunaux américains.
Cinquièmement, un autre aspect du changement de paradigme économique international qui reste à pleinement se déployer est le nouvel agenda de l’administration sur la déréglementation financière. Jusqu’ici, il s’est surtout concentré sur la suppression des contraintes domestiques au développement des cryptomonnaies, mais il y a aussi la perspective d’un affaiblissement important du régime mis en place pour prévenir une nouvelle crise financière mondiale.
Ces mesures, prises isolément, représentent déjà un changement extraordinaire dans le rôle économique international des États-Unis. Elles sont par ailleurs combinées à un changement tout aussi marqué dans l’approche américaine envers ses alliés militaires et de sécurité les plus proches. Trump a menacé l’intégrité souveraine du Canada et du Danemark/UE (notamment par sa menace de s’emparer du Groenland). Il a sapé la sécurité collective des membres de l’OTAN en conditionnant l’application de l’article 5. Il n’a pas non plus fait de distinction entre alliés proches et concurrents stratégiques dans l’application de tarifs et d’autres mesures économiques dommageables. Historiquement, les liens de sécurité très forts entre les États-Unis et leurs alliés renforçaient les liens économiques, au bénéfice des deux parties. Cette dynamique est aujourd’hui menacée.
Quelle a été la réponse de l’Europe ?
Jusqu’à présent, l’UE — et la plupart des principaux partenaires commerciaux des États-Unis — ont privilégié des réponses bilatérales aux hausses tarifaires de Trump.
Alors que la Chine a mis en place des droits de douane de représailles substantiels, l’UE a suspendu ses représailles en attendant la poursuite des négociations. Le Royaume-Uni n’a pas répliqué aux tarifs réciproques ou sectoriels de Trump et reste à ce jour le seul pays majeur à avoir conclu un accord politique avec les États-Unis. Dans ce cadre, le Royaume-Uni a accepté un tarif asymétrique de 10 % sur la plupart de ses exportations vers les États-Unis en échange d’une exonération de tarifs encore plus élevés sur les exportations automobiles et sidérurgiques.
L’UE dispose de beaucoup plus de levier que le Royaume-Uni, surtout si elle décide d’étendre ses représailles au secteur des services numériques où les États-Unis ont un excédent commercial substantiel avec l’Union. Les autorités européennes ont exclu toute concession sur certains sujets fondamentaux du fonctionnement de l’économie européenne, comme la TVA. La Commission a également poursuivi ses actions antitrust contre les grandes entreprises technologiques américaines. Mais le débat continue entre les États membres sur l’étendue à donner à ce levier, entre une négociation d’un accord commercial équilibré à long terme avec les États-Unis et une solution rapide pour limiter les coûts économiques à court terme.
L’UE a réussi à relancer certaines de ses négociations bilatérales de libre-échange de longue date avec des partenaires non américains et a pu signer un accord-cadre avec le Mercosur fin 2024. Cependant, elle n’a pas encore mené d’effort collectif marqué pour gérer la menace de détournement commercial due aux États-Unis et préserver un système commercial basé sur des règles à faibles tarifs « autour » des États-Unis, malgré plusieurs appels en ce sens.
Les actions de Trump renforcent les arguments développés dans les rapports Draghi et Letta en faveur d’une réforme économique interne plus rapide et plus globale dans l’UE. Cela s’est traduit par un regain d’efforts de la Commission pour faire avancer l’Union des économies d’épargne et d’investissement. Parallèlement, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a appelé à un renforcement du rôle international de l’euro, qui pourrait apporter divers bénéfices économiques, notamment des coûts d’emprunt plus bas, une réduction du risque de change et des coûts de transaction pour les entreprises européennes, ainsi qu’une augmentation des revenus de seigneuriage pour la BCE.
Cependant, il reste à voir jusqu’où ces ambitions seront concrétisées dans des domaines pratiques comme l’émission pan-européenne de dette ou la mise en œuvre des plans pour une monnaie numérique de banque centrale de la zone euro. Le nouvel instrument financier SAFE de 150 milliards d’euros de l’UE (Action de sécurité pour l’Europe), destiné à soutenir le développement des industries de défense européennes par des achats et productions conjoints, pourrait également contribuer plus largement aux marchés financiers et aux capacités technologiques de l’UE (il sera financé par l’émission de dette au niveau européen).
L’UE et le Royaume-Uni ont adopté une position nuancée quant à la poursuite de leur engagement économique avec la Chine. Alors que les États-Unis ont pratiquement exclu les véhicules électriques chinois du marché américain, l’UE a mis en place une stratégie tarifaire visant à encourager les constructeurs et fournisseurs chinois à s’implanter en Europe. Le Royaume-Uni partage cet objectif et n’a pas encore imposé de tarifs spécifiques aux véhicules électriques chinois. Cependant, dans le cadre de son accord commercial avec les États-Unis, il a accepté de prendre des mesures non précisées pour protéger la chaîne d’approvisionnement américaine. L’impact réel de cette clause reste incertain, tout comme son effet potentiel sur les relations commerciales et d’investissement du Royaume-Uni avec la Chine, au-delà de ce qui serait justifié par de réels risques de sécurité nationale.
La réponse de l’Europe au changement de paradigme de Trump dans les organisations internationales et les forums multilatéraux a été beaucoup moins active que sa réponse bilatérale. Toutefois, sur des sujets comme l’orientation climatique des institutions financières internationales et la mise en œuvre de l’accord fiscal mondial de l’OCDE de 2015, l’UE et le Royaume-Uni semblent chercher à concilier leurs positions avec celles des États-Unis afin de préserver le consensus. Cela s’est aussi vu dans le soutien de l’UE et du Royaume-Uni à l’approche canadienne lors du récent sommet du G7. Derrière cela semble se cacher une volonté de maintenir l’engagement des États-Unis dans les organisations et groupes internationaux, au moins tant que Trump poursuit sa revue de la participation américaine aux organisations intergouvernementales internationales. Cette approche comporte cependant des risques majeurs, notamment celui de concéder du terrain sur des questions de principe, ce qui pourrait être irréversible.
Que doit faire l’Europe ?
Le système économique international est très peu susceptible de revenir à ce qu’il était avant le second mandat de Trump. Celui-ci pourrait être remplacé par un politicien aux vues similaires, mais même si les Démocrates reprennent la Chambre des représentants aux élections intermédiaires ou la Maison-Blanche en 2028, le monde aura changé. La structure des économies nationales aura évolué, de nouvelles relations bilatérales se seront formées et les institutions internationales se seront adaptées. La confiance entre les États-Unis et leurs alliés traditionnels sera particulièrement difficile à restaurer.
Il est aussi de plus en plus clair que, si l’Europe ne pourra éviter d’être économiquement affectée à court terme par les actions de Trump, elle pourrait à long terme en tirer avantage, simplement parce qu’elle apparaîtra relativement plus attractive aux yeux des investisseurs et des talents, grâce à une régulation prévisible, une prise de décision fondée sur la science, une bureaucratie compétente et non politisée, ainsi qu’au respect de la liberté d’opinion et d’expression. Cette amélioration relative dépendra toutefois fortement de l’absence au pouvoir des partis populistes dans les principales économies de l’UE. Elle pourrait être renforcée et consolidée par des politiques adaptées, inscrites dans une stratégie à long terme.
Trois principes aideront à façonner ces politiques.
Premièrement, les décideurs européens doivent éviter d’être cooptés pour suivre la politique économique américaine simplement parce qu’elle est à la mode, constitue le prix du consensus avec les États-Unis ou bénéficie d’un fort lobbying privé. Cela est particulièrement vrai pour les politiques liées à la transition nette zéro (qui restent cruciales) ou à la prévention d’une nouvelle crise financière mondiale. Mais même dans des domaines comme la régulation de l’intelligence artificielle, où l’UE pourrait vouloir adapter son approche, des principes fondamentaux tels que la protection de la vie privée, la prévention des dommages en ligne et la protection de l’intégrité des processus démocratiques doivent continuer d’être respectés.
Deuxièmement, l’Europe devrait investir davantage pour développer un nouveau pôle économique centré sur elle-même, situé entre les États-Unis et la Chine. Ce pôle devrait englober l’UE, le Royaume-Uni et tout autre pays avancé souhaitant maintenir une approche stable fondée sur des règles pour le commerce international et l’investissement, poursuivre des tarifs moyens bas, limiter les subventions faussant la concurrence, et respecter autant que possible les principes de la clause de la nation la plus favorisée (NPF) et de non-discrimination de l’OMC. Établir des relations avec les grandes économies émergentes démocratiques (comme le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Indonésie) et montrer une plus grande volonté de consulter plutôt que d’agir unilatéralement, même lorsque cela serait justifié (comme pour les CBAM), pourrait également aider l’Europe à former un groupe influent.
Troisièmement, les décideurs européens doivent éviter l’arrogance et se concentrer sur des étapes pragmatiques et progressives pour renforcer le rôle de l’Europe dans l’économie mondiale à long terme. Il est peu probable que l’euro remplace le dollar comme principale monnaie de réserve mondiale dans un avenir prévisible. Toutefois, plusieurs mesures pourraient renforcer la position internationale de l’euro, notamment en corrigeant les faiblesses restantes du filet de sécurité financière de la zone euro après la crise financière mondiale et en consolidant la représentation de l’UE ou de la zone euro au FMI. L’Europe doit aussi faire preuve d’un pragmatisme accru pour commencer à gérer la bombe à retardement démographique liée aux faibles taux de fécondité, notamment par un système efficace d’immigration contrôlée. En l’absence de migration, la population de l’UE pourrait diminuer d’environ 125 millions d’ici la fin du siècle, ce qui aurait un impact dévastateur sur la prospérité et la croissance.
Conclusion
Si l’Europe doit gérer sa réponse à court terme au changement de paradigme de Trump, il est de plus en plus urgent de consacrer du temps à une stratégie à plus long terme. Celle-ci doit prendre en compte la nature indéfinie du choc Trump et reconnaître que tirer parti des opportunités à long terme pour l’Europe pourrait nécessiter d’accepter des coûts à court terme plus élevés.