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La suprématie du dollar est-elle remise en question ?


Financements

Vers un système monétaire multidevise pour le monde

Le monde traverse une période d’incertitude, que l’on pourrait qualifier d’« interrègne », où un nouvel ordre mondial ne peut pas encore émerger, tandis que l’ancien décline. Le moment unipolaire appartient clairement au passé, et les tensions géopolitiques ainsi que la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis sont évidentes. Dans ce contexte, une compétition autour de la domination monétaire émerge, marquant une nouvelle ère de géoeconomie. De plus, depuis avril, les États-Unis sont perçus comme plus risqués, et le dollar s’est fortement déprécié. En effet, les tarifs douaniers réciproques imposés par les États-Unis en avril ont marqué un tournant pour le commerce international et l’économie mondiale. Dans ce contexte, il est légitime de se demander si la suprématie du dollar est remise en cause.

Au début des années 2000, le dollar représentait environ 70 % des réserves mondiales ; en 2009, ce chiffre était tombé à 62 %, et aujourd’hui il se situe autour de 57 %. La crise financière mondiale à la fin de la première décennie des années 2000 a constitué un point de bascule, avec un rôle croissant des marchés émergents.


Cap sur la Chine

La Chine a promu l’internationalisation du yuan (RMB) par divers mécanismes : le système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS), l’intégration du yuan dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI il y a dix ans, des contrats de matières premières libellés en yuan, le lancement du yuan numérique (e-CNY) et, enfin, les lignes de swap. La Banque populaire de Chine a signé plus de 40 accords avec d’autres banques centrales. En fait, notre autorité monétaire a été la première en Amérique latine à conclure un accord de swap de devises avec la Chine, alors que j’étais gouverneur de la Banque centrale d’Argentine.

Je peux illustrer cela par mon expérience avec la monnaie chinoise. En février 2009, à l’occasion du 50e anniversaire de la Banque centrale de Malaisie, j’ai partagé un panel avec le président de la Banque populaire de Chine, Zhou Xiaochuan, pour discuter des effets de la crise financière mondiale sur les marchés émergents. Lors d’un déjeuner informel, il m’a partagé sa vision : la Chine souhaitait internationaliser le yuan par des accords bilatéraux, via des swaps de devises. Il a précisé que son pays n’ouvrirait pas son compte de capital et que le yuan ne serait pas convertible sans autorisation expresse.

J’ai alors proposé de signer le premier swap de devises avec un pays d’Amérique latine, accord que nous avons formalisé lors de la réunion annuelle de la BID (Banque interaméricaine de développement) à Medellín, en mars 2009. Le plan permettait à l’une ou l’autre des banques centrales de demander jusqu’à 10,2 milliards de dollars dans la monnaie nationale de l’autre pays en cas de perte de réserves due à des pressions économiques. Comme je l’ai expliqué dans mon livre « No Reserve: The Limit of Absolute Power » (publié sur Amazon), il est devenu évident que la Chine ne souhaite pas rendre le yuan convertible, afin d’éviter les flux de capitaux volatils et l’appréciation de sa monnaie.


Le rôle croissant du yuan

Il est indéniable que le yuan gagne en importance dans le commerce international. D’autres pays pourraient augmenter son utilisation pour se protéger contre l’incertitude à long terme, notamment à la lumière des décisions américaines de cette année qui ont surpris le monde. Aujourd’hui, le renminbi représente environ 4 % des paiements mondiaux (contre 2 % auparavant), 54 % des transactions transfrontalières de la Chine, et 2,2 % des réserves de change mondiales. Étant donné que la part de la Chine dans le commerce mondial est de 13 %, la monnaie a encore un fort potentiel.

Malgré cette progression remarquable, le yuan reste loin derrière les principales devises. Les réserves mondiales en RMB sont encore bien inférieures à celles détenues en dollars (57 %) et en euros (19,8 %). La raison est simple : la Chine ne souhaite pas perdre le contrôle de sa politique de change. Tant que les contrôles de capitaux resteront en place — même si une certaine libéralisation est en cours — cela limitera la liquidité et la convertibilité du yuan.


La stabilité de l’euro

Parmi les autres devises susceptibles de concurrencer le dollar, l’euro dispose d’atouts grâce à sa stabilité et à son cadre réglementaire. Toutefois, l’or a récemment dépassé l’euro en tant que deuxième actif de réserve mondial détenu par les banques centrales. La monnaie européenne est donc encore loin de devenir une véritable devise mondiale.

Parmi les obstacles majeurs figure l’absence de politique budgétaire unifiée dans la zone euro, qui limite l’émission et la liquidité des actifs libellés en euros nécessaires aux réserves internationales. L’intégration des marchés de capitaux européens reste également incomplète.

Lors de la pandémie, la Commission européenne a émis pour la première fois une dette commune, mais cela n’a été qu’une mesure exceptionnelle. Récemment, la France a soutenu l’idée de renforcer le rôle international de l’euro, profitant du changement d’ordre mondial. L’objectif serait d’émettre davantage de dette commune pour répondre à la demande croissante d’actifs sûrs, alors que les investisseurs cherchent des alternatives aux bons du Trésor américain. Mais cette idée ne fait pas consensus au sein des États membres.


D’autres défis pour le dollar

Parmi les acteurs émergents, on retrouve les cryptomonnaies, les monnaies numériques de banques centrales (MNBC), et les stablecoins.

  • Les cryptos, en raison de leur instabilité, ne peuvent être utilisées comme réserve de valeur fiable. Leur liquidité est faible et elles restent très sensibles au sentiment de marché.
  • Les MNBC pourraient faciliter les échanges et réduire les coûts de transaction, mais elles exigent encore des garanties institutionnelles et une stabilité juridique. Aucune banque centrale ne semble prête à renoncer à son monopole monétaire.
  • Quant aux stablecoins, la majorité d’entre eux sont adossés au dollar, ce qui signifie que leur montée en puissance ne favorise pas la dédollarisation, mais plutôt une coexistence avec les monnaies fiduciaires.

Enfin, on note l’importance croissante des monnaies de matières premières, telles que le dollar australien, le dollar canadien, le dollar néo-zélandais, la couronne norvégienne ou encore le peso chilien. Ces devises attirent les investisseurs via des stratégies de carry trade. Bien que plus volatiles, elles méritent d’être surveillées.

Par ailleurs, les pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) s’intéressent à des paiements en monnaies locales, une initiative notable, mais encore marginale.


Conclusion

En résumé, le dollar est devenu un primus inter pares (le premier parmi ses pairs). Un système multidevise a émergé, comme en témoignent les réserves des banques centrales et les choix des investisseurs. Dans les années à venir, la part du dollar dans les réserves mondiales pourrait baisser tout en restant dominante — autour de 50 %. Le yuan pourrait atteindre 5 %, et l’euro 20 %.

Cependant, deux risques majeurs pourraient bouleverser ces tendances :

  1. La dette américaine croissante et la hausse des taux d’intérêt, qui minent la confiance dans la soutenabilité du dollar. À titre d’exemple, lors de l’enchère du 21 mai, la demande pour les obligations à 20 ans a été faible, faisant grimper le rendement à 5,047 %, signalant une inquiétude sur le déficit budgétaire américain.
  2. La rivalité géopolitique croissante, qui pourrait déboucher sur des conflits plus larges, fragmentant l’ordre mondial et accélérant l’adoption de monnaies alternatives.

À long terme, les défis que devra relever le dollar dépendront largement de la manière dont les États-Unis géreront leurs vulnérabilités internes : dette publiquedéséquilibres fiscaux et position diplomatique internationale.

Comme je le disais déjà il y a quinze ans : il ne devrait pas y avoir une seule monnaie de référence, mais plusieurs. Pour l’instant, aucune devise ne remplit encore toutes les conditions pour remplacer le dollar.