Dette publique : la fin de l'État-providence ?
Confiance
Le pivot entre choix politique et contrainte des marchés
Complaisance, crise et promesse d’un refinancement infini
La question que se posaient autrefois les prêteurs aux pays avancés et en développement était de savoir si l’emprunteur pourrait rembourser ses dettes. Avec le temps, cette question a évolué : il ne s’agissait plus de remboursement, mais de savoir si, et à quelles conditions, le pays emprunteur pourrait refinancer sa dette. Plus récemment, à l’ère des taux d’intérêt zéro ou négatifs, il semblait parfois que l’on ne posait plus aucune question.
Cette complaisance a alimenté une explosion de la dette publique. En 2024, la dette publique mondiale a dépassé 100 % du PIB mondial. Les États-Unis, l’emprunteur le plus apte et le plus désireux de satisfaire l’appétit du marché pour des titres de dette liquides, en ont profité pour emprunter massivement, comme si l’argent était gratuit – ce qu’il était, à taux zéro. Le FMI prévoit qu’en 2030, le ratio dette/PIB des États-Unis dépassera 127 %, avec des paiements d’intérêts fédéraux absorbant 14 % de toutes les recettes publiques – soit plus que les dépenses prévues pour l’éducation, les infrastructures et la recherche réunies.
Les origines de cette montée de la dette remontent à des chocs exceptionnels tels que la crise financière de 2008–2009 et la pandémie de COVID-19, qui ont forcé les gouvernements du monde entier à déployer des moyens budgétaires massifs. Les banques centrales ont soutenu cet effort par des taux d’intérêt exceptionnellement bas et l’expansion de leurs bilans, rendant des emprunts à grande échelle soutenables. Mais aujourd’hui, l’heure du bilan approche. Ni les dirigeants politiques ni les populations ne semblent prêts à accepter des plans de remboursement complets impliquant des compromis. Ils préfèrent tabler sur un refinancement indéfini à des taux favorables, ou espérer qu’une croissance miraculeuse – stimulée par l’IA – permette de sortir de bilans publics de plus en plus intenables.
Le budget magique de Washington, le déni et l’érosion de la crédibilité budgétaire
Nulle part ailleurs la tension entre la rhétorique budgétaire et la réalité des marchés n’est aussi aiguë qu’aux États-Unis. Le dernier épisode du théâtre budgétaire à Washington implique une manœuvre législative astucieuse du Sénat : l’application du « scénario de référence de la politique actuelle » à la législation de réconciliation budgétaire, qui définira la trajectoire de la première économie mondiale pour la décennie à venir. Cette astuce consiste à requalifier les baisses d’impôts de 2017 comme permanentes, bien qu’elles aient été expressément conçues comme temporaires. Si l’on appliquait le scénario de la loi actuelle, le Bureau du budget du Congrès (CBO) estime que le plan actuel creuserait le déficit de 2 800 milliards de dollars sur la décennie. Mais avec le scénario de la politique actuelle, ces baisses d’impôts sont supposées ne rien ajouter au déficit. Le déficit de 2 800 milliards devient alors un excédent de 1 400 milliards sur le papier. Ce tour de passe-passe comptable permet aux responsables politiques de faire disparaître plus de 4 000 milliards de dollars de déficits projetés – sans rien faire pour modifier la trajectoire réelle des obligations fédérales ou des coûts d’intérêt.
Dans le même temps, la politique commerciale et tarifaire suit une trajectoire tout aussi risquée, menaçant le commerce mondial et l’activité économique, tout en promettant des recettes tarifaires censées être supportées par d’autres que les Américains – un coût apparemment ignoré. Ce mois-ci (juin), les administrateurs des fonds de la Sécurité sociale et de Medicare ont estimé que ces fonds seraient épuisés dès 2033, soit un an plus tôt que prévu l’an dernier. Mais réformer ces programmes reste politiquement impopulaire, et les responsables actuels des deux partis refusent d’affronter l’évidence. Lorsque les agences de notation ou les banquiers centraux soulignent ces dynamiques, ils sont tournés en dérision. Mais les marchés privés, eux, commencent à s’en inquiéter : le coût de l’emprunt américain augmente, et la valeur du dollar montre des signes de fragilité.
Hausse des taux et retour de la discipline des marchés
Poursuivre sur cette voie suppose que ceux qui fournissent les capitaux acceptent encore de financer les dépenses sociales. Ce qu’ils font, pour l’instant. Mais l’ère des taux zéro est terminée, et les coûts du service de la dette montent en flèche. Même une légère hausse des taux à long terme peut rapidement faire exploser les paiements d’intérêt annuels. Si les marchés financiers exercent leur rôle de « vigiles obligataires », les décideurs politiques, toujours enclins à différer les décisions difficiles, risquent de se retrouver sans options : soit ils affrontent ouvertement la dette croissante, soit les marchés leur imposeront une correction – soit par une hausse graduelle mais implacable des taux qui freine la croissance, soit de manière plus brutale, avec une perte de flexibilité budgétaire en cas de crise.
C’est le paradoxe de la discipline imposée par les marchés privés. En théorie, les investisseurs privés évaluent rationnellement les risques. En exigeant des rendements plus élevés, voire en cessant de prêter, ils contraignent les gouvernements à réduire les déficits ou à entreprendre des réformes structurelles. Mais en pratique, cette réaction est imprévisible et inégalitaire. Les emprunteurs souverains peuvent faire face à des fuites de capitaux à la moindre incertitude politique ou choc externe. L’austérité budgétaire s’impose alors malgré eux, forçant des coupes dans des programmes vitaux – éducation, santé, protection sociale – pour apaiser des marchés qui, bien que réels, n’ont ni les moyens ni la volonté de cibler les domaines de responsabilité politique ou budgétaire.
Quand les gouvernements fuient les arbitrages budgétaires, le risque est qu’un jour, les investisseurs privés, les banques centrales et autres bailleurs quasi-officiels percent l’illusion et imposent leur propre discipline – politiquement, socialement et économiquement.
Le cœur du problème : qui discipline l’État, et comment ?
En fin de compte, la pérennité de l’État-providence repose sur la capacité à concilier promesses sociales et réalité des marchés. Une gestion budgétaire responsable et l’adoption de politiques saines – même impopulaires – démontrent que crédibilité fiscale et équité sociale ne sont pas incompatibles. Mais aucune des deux n’est garantie sans la confiance des investisseurs.
Malgré les critiques – souvent justifiées – des règles de Maastricht et de leur application inégale, la zone euro maintient au moins un dialogue actif où la discipline budgétaire est reconnue comme un objectif. À l’inverse, les débats budgétaires à Washington semblent détachés de toute ancre. Pour préserver l’État-providence, les gouvernements doivent volontairement s’auto-limiter, en s’en remettant à des mécanismes disciplinaires crédibles : réforme des prestations, ajustements des dépenses et de la fiscalité, appuyés sur un débat public éclairé. À défaut, ils risquent de céder le contrôle à des marchés – ou à des créanciers étrangers – qui n’ont aucun souci des objectifs sociaux. Les marchés ne se préoccupent que des rendements ; les États étrangers, du levier qu’ils peuvent exercer.
À la croisée des chemins : choix politique ou contrainte des marchés
On revient alors au débat budgétaire de Washington. Si le Congrès était obligé d’utiliser le scénario de la loi actuelle – et non celui de la politique actuelle –, la dérive actuelle vers un endettement croissant deviendrait plus transparente. Elle mettrait en lumière les arbitrages nécessaires. Face à des chiffres implacables, le débat politique pourrait même se transformer en véritables référendums sur la dette, les dépenses et la fiscalité.
Que signifie tout cela, alors que nous nous réunissons en France pour débattre de « Dette publique : la fin de l’État-providence ? » ? Nous n’assistons pas à une fin, mais à un tournant. La dette publique est aujourd’hui le point de bascule entre choix politique et contrainte des marchés, entre citoyenneté fiscale et diktat des créanciers. Le chemin vers un modèle social plus stable n’est pas inconnu. Il est familier. Il passe par la transparence, des institutions crédibles et le courage politique. Il passe par la vérité dite aux électeurs sur les engagements intergénérationnels, par l’alignement des budgets sur les valeurs de la société, et par une nouvelle approche des créanciers en situation de détresse. Cela exigera l’essence même du leadership démocratique.
Je ne suis pas naïf. L’observation de Jean-Claude Juncker selon laquelle « nous savons tous ce qu’il faut faire, mais nous ne savons pas comment être réélus une fois que nous l’avons fait » reste valable aujourd’hui – plus encore à l’ère des réseaux sociaux, des mèmes populistes amplifiés et des attentes irréalistes nées des taux zéro et des aides COVID.
Mais laisser les marchés imposer une discipline que la politique ne peut plus exercer, c’est mettre en péril la mission sociale de l’État. Et c’est peut-être, au bout du compte, le plus grand danger auquel nous sommes confrontés.
Rédigé spécialement pour les Rencontres.
Douglas Rediker est chercheur associé non résident à la Brookings Institution, à Washington D.C., États-Unis.