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Dette publique, État-providence et rôle de l’Europe


Confiance

Le titre de mon panel — « Dette publique : la fin de l’État-providence ? » — est une question provocante qui résonne particulièrement en France, compte tenu de son niveau d’endettement élevé, de ses besoins croissants en dépenses, de son modèle social relativement généreux et de l’importance de son secteur public. Issu du Centre Jacques Delors à Berlin, je ne souhaite pas entrer dans les débats intérieurs français mais adopter une perspective résolument européenne : quel est le rôle de l’UE face au défi de la montée de la dette publique ? Et quelle feuille de route économique les dirigeants nationaux doivent-ils poursuivre en tant que leaders européens ?


Retour sur 2001

Cette perspective européenne large s’impose d’autant plus que nous célébrons la 25ᵉ édition des Rencontres économiques d’Aix, dont la toute première déclaration en 2001 accordait déjà une place centrale à l’Union européenne :

« Selon les décisions que prendront ou non les gouvernements européens, l’Europe pourra basculer vers une nouvelle ère de croissance ou une nouvelle période de crise. »

Les recommandations qui suivaient semblent très familières à nos oreilles contemporaines — bien que la question de la dette n’y soit pas explicitement abordée :

  • un engagement en faveur de la croissance et, dans ce cadre, de la recherche, du développement et de l’innovation ;
  • une combinaison de mesures de demande avec des programmes ambitieux et convergents de réformes structurelles, notamment une meilleure intégration des systèmes bancaires et des marchés financiers ;
  • un appel à la formulation d’un nouveau pacte social européen […], alliant flexibilité indispensable et réponse au besoin légitime de sécurité économique.

Ces mots reflètent une urgence certaine. Pourtant, vus d’aujourd’hui, les années 2000 paraissent relativement simples : avant le 11 septembre, le rejet du projet de Constitution européenne, la crise financière mondiale, la crise de la zone euro, le Brexit, la pandémie ou encore la guerre en Ukraine. Donald Trump n’était alors qu’un magnat de l’immobilier new-yorkais. L’anomalie climatique mondiale était de +0,49 °C. Le PIB de l’UE était quatre fois supérieur à celui de la Chine et de l’Inde réunies. Et la dette publique de la France et de l’Allemagne avoisinait les 59–60 % du PIB.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Avons-nous échoué ? Oui et non. L’Union européenne a résisté à la plupart de ces crises et a su s’adapter. Mais cela a eu un coût politique et économique élevé. Des opportunités ont été manquées. Résultat : les défis de 2025 sont beaucoup plus lourds qu’en 2001.


Un agenda européen pour la dette et l’investissement

Je défendrai dans cette intervention l’idée que les récents rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi dessinent un agenda économique européen apte à concilier niveaux élevés de dette publique et besoins massifs de financement. Les réformes nationales restent centrales, mais — comme le confirment à nouveau les recherches récentes du FMI — elles sont bien plus efficaces si elles s’accompagnent de mesures européennes.


Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Depuis la pandémie, la dette publique a augmenté dans l’UE, mais elle reste inférieure à celle des États-Unis : environ 83 % du PIB en 2024 dans l’UE, contre plus de 120 % aux États-Unis. Malgré une conjoncture structurelle défavorable (croissance faible, vieillissement, incertitudes politiques), la soutenabilité de la dette reste maîtrisée grâce à des taux d’intérêt modérés. La charge des intérêts est restée inférieure à 2 % du PIB.

Mais il existe de fortes hétérogénéités entre États membres. Et on se souvient, depuis la crise de la zone euro, à quel point la spéculation sur la soutenabilité d’une dette nationale peut provoquer des ondes de choc dans toute l’Union.

  • Grèce (161 %), Italie (137 %) et France (111 %) ont des niveaux élevés de dette.
  • Allemagne (64 %) et Finlande (73 %) sont dans la moyenne.
  • Estonie (18 %), Bulgarie (23 %) et Danemark (30 %) sont largement sous les 60 %.

Dans le même temps, les besoins d’investissement sont immenses. Le rapport Draghi chiffre à 4–5 % du PIB par an(soit 750 à 800 milliards d’euros) les besoins d’investissement public et privé supplémentaires pour la défense et la transition verte et numérique.

L’objectif de l’OTAN d’atteindre 5 % du PIB pour la défense accentuera cette pression. 22 pays de l’UE sont encore sous la barre des 3,5 %, y compris la France (à peine au-dessus de 2 %), l’Espagne, l’Italie et la Belgique.


Comment financer ces dépenses supplémentaires ?

Quatre options principales :

  1. Réduire d’autres dépenses (prioriser l’investissement sur les dépenses de consommation, réformer l’État-providence, améliorer l’efficacité des dépenses — mais avec des coûts sociaux et politiques).
  2. Recourir à la dette (mais cela reporte le fardeau sur les générations futures).
  3. Augmenter les impôts (coût politique élevé et effet négatif sur la croissance).
  4. Miser sur la croissance (espérer que l’investissement génère à moyen terme plus de recettes).

La combinaison de ces leviers reste nationale, mais l’UE peut jouer un rôle clé sur tous les fronts.


Règles budgétaires européennes et budget de l’UE

Les règles budgétaires ont été réformées en 2024 pour :

  • Mieux prendre en compte les investissements et les réformes structurelles.
  • Offrir des trajectoires d’ajustement plus longues (jusqu’à 7 ans pour 6 pays).
  • Introduire de la souplesse pour les dépenses de défense (jusqu’à 1,5 % du PIB en plus).

Actuellement, huit pays sont en procédure de déficit excessif, dont la France, l’Italie, la Belgique, la Pologne et la Roumanie. L’Allemagne, en changement de gouvernement, n’a pas encore soumis son plan budgétaire à moyen terme.

Les marchés financiers jouent désormais un rôle plus contraignant que les règles de l’UE pour des pays comme la France ou l’Italie. Un cadre budgétaire européen crédible est donc un bouclier essentiel contre la volatilité des marchés. Si les règles actuelles échouent à remplir ce rôle, il faudra envisager une nouvelle réforme.

De plus, une coordination des politiques budgétaires nationales est indispensable. Exemple : une hausse des investissements publics en Allemagne aurait des effets de diffusion positifs sur le PIB européen. Mais attention : si l’Allemagne s’endette massivement, cela pourrait faire monter les taux pour les autres pays.


Vers une capacité budgétaire européenne accrue

Comme le proposent Letta et Draghi, l’UE a besoin d’un bras budgétaire plus fort. Pour les biens publics européens (défense, climat, numérique), les économies d’échelle sont considérables. Une défense commune permettrait de diviser les coûts unitaires par deux grâce à la commande conjointe et à la mise en concurrence transfrontalière.

Un budget plus important faciliterait aussi :

  • Le respect des règles budgétaires (en diminuant la pression sur les budgets nationaux).
  • Une conditionnalité accrue (accès aux fonds européens en échange du respect des règles).
  • Une émission commune de dette, réduisant les coûts pour les États les plus fragiles.

Mais malgré le succès de Next Generation EU, le budget de l’UE reste inférieur à 2 % du RNB, et les ressources propres sont très limitées. Une nouvelle augmentation budgétaire ou émission commune massive reste peu probable à court terme, malgré les justifications économiques.


Stimuler la croissance et les financements privés via le marché unique

Dans ce contexte, les autres recommandations des rapports Letta et Draghi deviennent cruciales :

  • Approfondir le marché unique des biens et services (les coûts du commerce intra-UE équivalent encore à des tarifs douaniers de 45 % pour les biens, 110 % pour les services selon le FMI).
  • Créer une Union de l’épargne et de l’investissement : mobiliser les capitaux privés, harmoniser les règles, lever les obstacles fiscaux et juridiques, approfondir les marchés financiers.

Un livre de règles unique, une supervision centralisée, et des régimes « 28ᵉ » (volontaires, compatibles avec les traditions nationales) peuvent aider. L’évolution des systèmes de retraite vers plus de capitalisation, comme au Danemark ou aux Pays-Bas, offrirait aussi du capital patient aux marchés européens.

Le blending stratégique entre fonds publics et privés (via garanties publiques, co-investissements, incitations fiscales) peut aussi combler les lacunes de financement, notamment pour les start-ups en phase de croissance. La BEI, le FEI et les banques de développement nationales sont des acteurs clés.


Le courage de changer

Dans son ouvrage The European Rescue of the Nation-State (1992), l’historien Alan S. Milward soutenait que l’intégration européenne n’était pas un affaiblissement des États-nations, mais une stratégie pour les renforcer.

Aujourd’hui, nous sommes à nouveau à un moment où l’intégration européenne est nécessaire pour aider les États à répondre aux défis immenses qu’ils affrontent.

Mais il existe un risque politique : que les dirigeants, par peur de l’extrême droite, choisissent la stratégie du repli national au lieu de l’audace européenne. Pourtant, les sondages montrent que les citoyens sont prêts à accepter des solutions européennes si elles sont efficaces.

La conclusion de la déclaration d’Aix 2001 reste plus que jamais d’actualité :

« Ces mesures ne seront efficaces et positives que si les appareils institutionnels et administratifs au niveau des États et de Bruxelles sortent de leur paralysie actuelle. […] Et seulement si l’introduction physique de l’euro est un succès. »

La crise de la Constitution en 2005 et la crise de l’euro ont montré à quel point cet exercice est difficile. Mais aujourd’hui, nous n’aurons peut-être pas de seconde chance.

Comme le dit avec justesse le thème des Rencontres de cette année :
« Faire face au réel : un appel à l’action. »