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Rétablir une souveraineté industrielle


Industries | Modes de gouvernance

Écrit pour la session 2 « Rétablir une souveraineté industrielle »

Si la notion de souveraineté fait référence à l’exercice du pouvoir sur un territoire donné, la souveraineté industrielle concerne surtout l’idée d’indépendance ; une nation peut-elle satisfaire ses besoins sans dépendre d’une autre nation ?

La dépendance n’est pas nouvelle

L’inquiétude née du constat de la dépendance à l’égard de l’étranger est récurrente, qu’il s’agisse de la crise du pétrole des années 70, de la hausse des importations en provenance du sud-est asiatique à partir des années 80, de l’impact de la crise de 2007 et bien sûr de la pandémie depuis 2020. Les sujets de la défense nationale et de l’industrie militaire, de la dépendance alimentaire ou énergétique ont souvent été des déterminants de décisions de politique économique. Désormais, les questions de sécurité numérique doivent l’être aussi.

Cette dépendance s’est accrue et a pris de nouvelles formes avec la fragmentation des chaînes de valeur comme l’ont rappelé les catastrophes naturelles en Asie, ou le blocage d’un porte-conteneur dans le canal de Suez, qui ont conduit à des difficultés d’approvisionnement. Plus récemment, la pandémie de Covid 19, en mettant en lumière l’incapacité du système productif français à satisfaire certains besoins, notamment en matière de santé, a accru la sensibilité à la dépendance vis-à-vis de l’étranger et posé à nouveau la question de la souveraineté industrielle.

Mary-Françoise Renard

Si la notion de souveraineté nationale est à l’évidence fondamentale, se pose tout de même la question du choix entre souveraineté nationale et souveraineté européenne.

Cette dépendance est d’autant plus inquiétante dans le cas de la France qu’elle s’accompagne d’une désindustrialisation de long terme. La baisse de l’emploi industriel n’est pas seulement due à la mondialisation. Elle résulte à la fois des gains de productivité, de l’externalisation de services précédemment inclus dans l’activité des entreprises industrielles et de l’évolution technologique.

Plusieurs remarques doivent préciser ce propos. Tout d’abord, la distinction entre industrie et services sous-estime le poids de la première dans la mesure où les deux peuvent être étroitement liés comme le secteur de la logistique.

Une caractéristique de l’économie française

Ensuite, on doit souligner une caractéristique de l’économie française qui la distingue de nombreux pays européens et qui tient au poids élevé des firmes multinationales dans le tissu industriel et à la faible part des entreprises de taille moyenne. Comparativement, les entreprises de 2000 à 3000 salariés, souvent familiales et incluant leurs propres centres de recherche, sont fortement représentées en Allemagne. Elles sont bien sûr moins vulnérables, et disposent de plus de moyens en matière d’exportation et d’innovation. En France, le tissu industriel est plutôt polarisé entre grandes multinationales et PME et manque d’entreprises de taille intermédiaire.

Définir les moyens d’atteindre une souveraineté dans ce domaine suppose en premier lieu l’existence d’un consensus sur la nécessité d’une politique industrielle et donc sur les limites de l’organisation par les seules forces du marché. Ce ne fût pas le cas pendant longtemps mais la situation est en train de changer avec l’annonce d’un plan de relance associant transition écologique, compétitivité et cohésion. De nombreux secteurs stratégiques ont été définis : énergie, automobile, espace, biomédicaments … et il semble désormais admis qu’il revient à l’État d’intervenir pour réguler les marchés et aider les entreprises de façon à développer prioritairement certains secteurs, donc à agir en stratège.

Pour autant, de nombreux points restent flous et certains objectifs seront difficiles à atteindre : Souveraineté industrielle pour quels secteurs ? Par rapport à quels pays ? Avec quelles mesures ?

Bien sûr, les interventions publiques ont été nombreuses, pour soutenir des entreprises en difficulté, pour créer des champions nationaux… Pour autant, les résultats obtenus n’apparaissent pas toujours clairement et on peut douter de l’efficacité d’un certain nombre de mesures prises par le passé.

Six points principaux peuvent être soulignés.

Premièrement, quels que soient les choix sectoriels qui seront faits, c’est la nécessité de la transition écologique qui devra sous-tendre les politiques mises en œuvre. A plus d’un titre la tâche sera difficile. La souveraineté industrielle relève du temps long alors que la situation environnementale relève de l’urgence. Celle-ci impose des décisions fortes et un accompagnement à la transition. Par exemple, les modes de fonctionnement des nouveaux écosystèmes industriels nécessiteront de nouvelles compétences et de nouveaux modes d’organisation.

Cela conduit à un deuxième point relatif à l’emploi. Si les stratégies d’industrialisation ont un objectif prioritaire de souveraineté, on en attend aussi un effet bénéfique sur l’emploi. Il y aura sans doute des emplois plus qualifiés mais se posera avec une grande acuité la question des personnes non qualifiées et de la place qu’elles peuvent avoir sur le marché du travail. Cette évolution favorable de la qualité des emplois suppose que l’on puisse disposer d’une main d’œuvre adaptée aux besoins. L’attrait des métiers de la finance a détourné nombre d’ingénieurs de l’industrie qui en pâtit fortement. Il y a donc un problème d’adaptation, de formation aux nouveaux métiers de l’industrie et aux spécificités sectorielles dont on ne sait pas encore comment il pourra être réglé.

Troisièmement, la notion de souveraineté inclut le choix d’une indépendance vis-à-vis des investissements étrangers dans les secteurs sensibles. Il ne suffit pas qu’une entreprise soit localisée en France que pour que la souveraineté industrielle soit garantie. L’Etat doit s’engager comme régulateur face aux risques de prédation de la part des investisseurs étrangers. On a assisté à une certaine financiarisation de l’industrie, à un manque d’investissement dans l’appareil productif et au développement des rachats par des fonds de pension, par nature très mobiles. Tout cela a facilité les rachats stratégiques de la part d’entreprises étrangères. Depuis quelques années, les gouvernements successifs ont renforcé les contrôles et manifesté leur souhait de protéger les intérêts nationaux mais dans les faits, les rachats étrangers d’entreprises de haute technologie dans des secteurs clés se poursuivent.  Pourtant, la France dispose de l’un des mécanismes de blocage les plus efficaces de l’Union européenne et de nombreux outils juridiques. La compétence de blocage reste au niveau national et elle devrait sans doute être européenne pour être plus efficace. Cela suppose le développement d’une capacité d’expertise et de contrôle face à des opérations quelquefois difficiles à identifier, et bien sûr une volonté politique.

Quatrièmement, cette indépendance s’envisage parfois comme le fait d’avoir toutes les entreprises produisant sur le territoire national. Les débats récents sur la réindustrialisation ont souvent concerné les relocalisations et l’idée que les entreprises françaises produisant à l’étranger pourraient à nouveau produire sur le territoire français. La caractéristique déjà soulignée du poids des grandes firmes dans l’industrie française explique sans doute en partie l’importance des délocalisations. En choisissant la course aux prix les plus bas plutôt que la montée en gamme et la production de produits plus sophistiqués comme le suggère l’avantage comparatif de la France, certaines entreprises ont ainsi accéléré les baisses d’emploi dans l’industrie. Cependant, les délocalisations recouvrent des situations très diverses et donc des possibilités de relocalisation qui le sont tout autant. S’il est possible de robotiser une production, elle peut revenir sur le territoire national ; cela a d’autant plus de chances de se produire que la hausse des salaires dans de nombreux pays émergents, et celle des coûts de transport, rendent certaines délocalisations beaucoup moins attractives. Mais cela s’accompagnera d’une modification du modèle économique avec par exemple une tendance à associer fabrication de produits et service. L’automatisation sera plus forte et les emplois moins nombreux que ceux existant initialement. De plus, lorsque l’objectif est la conquête d’un marché, c’est la proximité avec l’acheteur qui explique la délocalisation et le choix d’investir à l’étranger plutôt que d’exporter. Ce choix est très peu réversible.

La relocalisation sur le territoire français sera donc possible dans certains cas mais n’est pas synonyme de réindustrialisation, et restera sans doute limitée.

Cinquièmement, l’évaluation des résultats des politiques industrielles a souvent été le parent pauvre de ces stratégies. Cette évaluation doit se situer aux différents niveaux d’intervention de l’Etat, qu’il s’agisse des aides directes aux entreprises ou des aides indirectes. La recherche et l’innovation sont centrales dans l’industrie d’aujourd’hui et de demain. Or, les mesures de soutien dans ces domaines ont été très nombreuses mais se sont souvent traduites par la mise en place de mécanismes complexes et opaques. On touche là à un point central de la politique industrielle qui est l’évaluation ex-post. Les sommes dégagées par l’Etat au bénéfice des entreprises sont importantes sans pour autant faire l’objet d’un contrôle de leur efficacité. Or, elles peuvent servir à des effets d’aubaine ou au maintien d’entreprises peu efficaces ne servant pas les objectifs de la politique industrielle. Elles peuvent aussi soutenir des projets incompatibles avec les objectifs environnementaux.

Enfin, si la notion de souveraineté nationale est à l’évidence fondamentale, se pose tout de même la question du choix entre souveraineté nationale et souveraineté européenne.

L’Europe a souvent assimilé politique industrielle et compétitivité des entreprises, sous l’influence de l’Allemagne, très réservée sur l’intervention de l’Etat dans ce domaine. La donne a changé avec la pandémie et la prise de conscience des faiblesses de son modèle industriel face aux Etats-Unis et à la Chine. Désormais elle revient sur le principe de neutralité de l’Etat et se soucie de sa souveraineté industrielle. Cela s’est traduit par la proposition d’une politique industrielle européenne plus active dans des secteurs considérés comme stratégiques comme les batteries ou l’hydrogène. Mais de nombreuses divisions demeurent entre les pays européens et il ne sera pas aisé de soumettre les intérêts individuels à l’intérêt collectif.

Pour conclure, on peut faire le constat des nombreuses incertitudes qui pèsent sur les possibilités d’une réindustrialisation mais il est certain que celle-ci devra intégrer des considérations géopolitiques. Il faut donner la priorité aux relations intra-européennes, pour des raisons de stratégie et de taille de marché, tout en tenant compte des changements structurels en œuvre dans les pays émergents et en développement. En effet, s’il faut réguler la mondialisation, une rupture totale avec l’ouverture internationale n’est ni possible ni souhaitable. Les changements de paradigme induits par les objectifs environnementaux n’empêchent pas la dépendance, par exemple aux terres rares et la possibilité de l’autonomie totale est illusoire. Il s’agit donc de faire des choix politiques sur ce qui définit notre souveraineté industrielle, aux niveaux sectoriel et géographique.


Mary-Françoise Renard, Professeure émérite à l’Université Clermont Auvergne