Un événement du Cercle des économistes
Espace Media

Le miroir aux alouettes des populismes économiques


Sociétal | Modes de gouvernance

Écrit dans le cadre de la session 11 « Populismes et pérennité démocratique »

La diversité des populismes économiques

Le populisme n’a cessé de traverser l’histoire contemporaine, depuis les années 1930 jusqu’à aujourd’hui, sous des formes profondément renouvelées. Pourtant, ce n’est ni une doctrine politique, ni une théorie économique, ni même une idéologie aux contours affirmés. C’est avant tout une rhétorique qui instrumentalise le ressentiment et le mal-être des populations face à la montée des inégalités et des injustices, et, plus encore, une posture politique de nature à remporter les élections (Ocampo, 2019). Car les idéologies, les discours identitaires et l’affirmation d’une vision du monde se substituent désormais aux intérêts économiques dans l’offre politique. C’est ce que démontrent Ash, Mukand et Rodrik (2021) dans le cas américain, La France n’y échappe pas.

Mais quand la stratégie électorale s’avère payante, le populisme prend la forme d’une expérience, évidemment sur le plan des institutions politiques et de l’exercice du pouvoir, mais aussi dans le domaine de la politique économique. Si ces politiques économiques populistes ont longtemps été considérées comme un phénomène spécifiquement latino-américain, on en trouve des avatars contemporains en Turquie, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Or, les expériences populistes, dans la plupart des cas, sont des échecs économiques, parfois même des échecs retentissants.

André Cartapanis

Quand la stratégie électorale s’avère payante, le populisme prend la forme d’une expérience, évidemment sur le plan des institutions politiques et de l’exercice du pouvoir, mais aussi dans le domaine de la politique économique.

Pour rendre compte d’un tel insuccès, et en examiner les facteurs, encore faut-il être capable d’identifier et de caractériser ces expériences populistes. La tâche est loin d’être aisée. Qu’y a-t-il de commun entre l’Argentine de Juan Péron, qui se, proclame de gauche, de 1946 à 1955, puis à compter de 1973, et l’élection de Donald Trump, en 2017, confortant un capitalisme de connivence ? Peut-on réellement ranger sous le même vocable l’expérience socialiste chilienne, après l’élection de Salvador Allende en 1970, la politique réactionnaire de Jair Bolsonaro au Brésil depuis 2019, et les mensonges de Boris Johnson au moment du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, en 2016, et après son arrivée à Downing Street ?

A chacune de ces occasions, pourtant, les commentateurs y virent des formes populistes d’action politique ou de volontarisme économique. Car il y a des invariants dans ces divers exemples : l’opposition entre « eux » et « nous », autrement dit entre le peuple et les élites, et la dénonciation des inégalités que celle-ci recouvre, justifiant un changement de cap et des politiques de redistribution de vaste ampleur ; l’exigence d’une reconquête de la souveraineté nationale et l’impératif d’une protection contre l’insécurité ou les menaces venant de l’étranger (les importations, les multinationales, les immigrés…) ; le refus des orthodoxies et des supposées contraintes macroéconomiques, sur le plan monétaire, budgétaire, de l’endettement externe, ou s’agissant de la légitimité du protectionnisme… Mais ces invariants se combinent à une forte hétérogénéité : entre les populismes de gauche et les populismes de droite ; entre le nationalisme exacerbé, voire la xénophobie, des uns, et la reconquête de l’autonomie de décision des Etats-Nations ou la résilience face à la globalisation, chez les autres. Cette polysémie se retrouve sur le plan économique et exige que l’on distingue plusieurs types de populismes économiques. On se limitera ici à deux modèles-types, évoqués à grands traits.

Les populismes classiques recouvrent les expériences observées dans l’entre-deux- guerres en Allemagne, en Italie, puis surtout en Amérique latine, jusqu’aux années 1990, en présence de changements majeurs dans les régimes politiques, donnant naissance à des modifications drastiques sur le plan des institutions tout en adoptant des stratégies macroéconomiques de rupture.

A côté, plus proches de nous, les néo-populismes correspondent à des périodes où une nouvelle majorité multiplie les inflexions radicales de politique économique, mais sans mise en cause affirmée du régime politique ou du modèle économique du pays concerné. Le Brexit, le néoprotectionnisme de Donald Trump, les politiques d’endettement public et de création monétaire de l’Argentine, entre 2003 et 2015, ou de la Turquie depuis 2018 peuvent être cités.

Les déboires des populismes classiques

Les expériences les plus nombreuses de populisme classique se situent en Amérique latine (Edwards, 2019) : Argentine (1946-55, 1973-76), Brésil (1931-45, 1951-54, 1961-63, 1969-73, 1985-90), Chili (1952-58, 1970-73), Pérou (1968-80, 1985-90), Mexique (1970-76, 1976-82), Nicaragua (1979-1990), Venezuela (1974-78). Sans détailler les spécificités de chaque expérience, on peut identifier des points communs dans l’inflexion apportée aux politiques économiques. Se combinent en effet la mise en œuvre de mesures protectionnistes, un coup de fouet apporté aux salaires, tant dans le public que dans le privé, le financement monétaire des déficits budgétaires croissants, la hausse des taux d’imposition sur les plus riches et sur le capital dans les populismes de gauche, le recours à des mesures administratives de blocage des prix… S’agissant des effets, on peut, à la suite de Dornbusch et Edwards (1990), distinguer plusieurs phases dans la mise en œuvre de ces populismes macroéconomiques. Ces phases successives du populisme classique, répondent à des politiques de factures très diverses, à géométrie variable selon les pays, alliant une réforme agraire, des contrôles administratifs sur les prix, une forte hausse du niveau des salaires… mais avec un invariant du côté des politiques budgétaires débridées et financées par la création monétaire.

Dans la Phase 1, justifiant l’arrivée au pouvoir d’un leader populiste, la population exprime un vif mécontentement à l’égard des dirigeants face aux performances économiques médiocres, aux inégalités, à la stagnation ou à la baisse du pouvoir d’achat.

Dans la Phase 2, des politiques hétérodoxes sont initiées, en ignorant les contraintes budgétaires et en jugeant que les politiques monétaires expansionnistes liées ne présentent pas un risque inflationniste excessif à cause des capacités de production inutilisées. On observe une hausse des salaires réels et de l’emploi, sans que l’inflation ne s’accélère compte tenu des contrôles sur les prix. Les pénuries sont encore limitées sur les marchés de biens grâce au développement des importations. Il en résulte un regain de croissance.

Survient alors la Phase 3. Des goulots d’étranglement apparaissent en réponse à la forte hausse de la demande interne, couplée à l’atonie, voire à la baisse, de l’offre domestique tirée vers le bas par la chute de l’investissement des entreprises. Ces contraintes du côté de l’offre conduisent à un relâchement du blocage des prix et donc à une résurgence de l’inflation, voire à une hyperinflation, couplée à la dépréciation du taux de change, à l’extension de l’économie souterraine. Les subventions versées aux producteurs de biens de première nécessité permettent d’atténuer la chute du pouvoir d’achat des plus pauvres, mais cela dégrade plus encore les finances publiques.

La Phase 4 est le prélude de la crise, avec l’extension des pénuries, les fuites de capitaux qui s’accentuent et l’accélération de l’inflation. Les marchés financiers comme les ménages domestiques anticipent un défaut souverain de l’Etat. Le taux de change est dévalué ou se déprécie, ou l’on voit apparaître des taux de change multiples, avec une forte décote sur le marché officieux. Les déficits budgétaires sont amplifiés par la chute des recettes fiscales malgré la mise en retrait des subventions publiques.

Enfin, la Phase 5 marque la fin, et l’échec, de l’expérience et les conséquences les plus graves se situent du côté de ceux qui devaient le plus en tirer les bénéfices, les salariés à faibles revenus ou les retraités, le chômage ayant fortement augmenté et les revenus réels étant bien plus bas qu’ils ne l’étaient au départ à cause de l’hyperinflation : 508% au Chili en 1973 ; 7.481% au Pérou en 1990. Il en résulte surtout un effet négatif et durable sur la croissance de long terme. Selon les cas, apparaissent des troubles sociaux, un changement de majorité politique, dans un cadre démocratique ou au terme d’un coup d’Etat, et on observe le retour douloureux à un ajustement respectueux de l’orthodoxie macroéconomique et, bien souvent, au recours au FMI…
Ce scénario-type ne s’est pas manifesté de la même manière selon les pays concernés et les contextes historiques, mais il dessine à grands traits le déroulement des expériences populistes classiques.

Les déboires de ces expériences populistes s’expliquent sans doute par des contingences politiques internes ou des interférences géopolitiques. Mais l’essentiel est ailleurs et relève de la nature même du populisme macroéconomique, parfaitement synthétisée par Dornbusch et Edwards (1991) : c’est une approche de l’économie qui privilégie un objectif de croissance et une nouvelle répartition des revenus, mais en minimisant le risque d’inflation, les contraintes externes, et, surtout, les réactions des agents économiques, les ménages comme les entreprises. C’est une stratégie qui privilégie la consommation au détriment de l’investissement, qui se focalise sur les exigences politiques du court terme au détriment du long terme, et qui néglige les interdépendances macroéconomiques, sur le plan domestique et dans les relations commerciales ou financières nouées avec l’extérieur (D’Albis et Benhamou, 2022).

Les apories des néo-populismes contemporains

Si les populismes classiques sont principalement de facture macroéconomique, les néo-populismes accordent plus d’importance à la dimension microéconomique, ce qui explique que les échecs soient moins retentissants, et se traduisent, non pas systématiquement par des crises financières, mais plutôt par une accumulation d’inefficiences, une amputation de la croissance potentielle et de la compétitivité internationale de l’offre domestique. Parce qu’à un certain moment, les coûts du populisme économique deviennent plus prégnants parce que l’investissement et la croissance déclinent, parce que le protectionnisme ou les politiques anti- immigration débouchent sur des pénuries, sur le marché des biens ou le marché du travail. Pensons aux premiers effets du Brexit. Les politiques économiques néo-populistes présentent donc un caractère plus diffus, mieux maîtrisé sous l’angle des contraintes macroéconomiques. Et elles s’apparentent à un populisme microéconomique couplé à un nationalisme économique exacerbé qui vise en premier lieu la protection des nationaux (ménages, entreprises) face aux menaces venant de l’étranger.

Ainsi, au cours des expériences néo-populistes latino-américaines, les crises sont moins abruptes et la dégradation de la situation macroéconomique est plus graduelle, avec le plus souvent une inflation maîtrisée (sauf au Venezuela). Au lieu de basculer dans le financement monétaire sans limites des dépenses publiques, il s’agit plutôt de contester l’indépendance de la banque centrale et d’exercer des pressions sur ses dirigeants, voire en les poussant à la démission, comme on l’a vu en Turquie. Plutôt que de condamner les mouvements de capitaux, il s’agit d’introduire des mesures plus fines, de type macro-prudentiel, pour réguler leurs effets sur les économies nationales. Mais très vite de fortes tensions apparaissent sur l’endettement souverain, les primes de risque s’envolent, avant de voir apparaître dans certains cas des crises monétaires ou financières en réponse à un endettement public (interne et vis-à-vis de l’extérieur) devenu insoutenable. Citons le cas de l’Argentine (2003-2015), de la Bolivie (après 2006), de l’Equateur (2007-2019), du Nicaragua (depuis 2007), et bien évidemment du Venezuela (depuis 1998 sous l’emprise de Hugo Chàvez puis de Nicolas Maduro).

Ce néo-populisme économique, qui ne concerne pas seulement les pays émergents mais aussi les pays industriels, recouvre en fait de multiples formes : restrictions à l’immigration, guerres commerciales, patriotisme industriel, limitations des investissements directs des firmes étrangères. Couplé aux mesures de portée microéconomique, c’est aussi une hétérodoxie macroéconomique conduisant à l’abandon des objectifs de stabilité monétaire ou d’équilibre soutenable de la dette publique, recourant à la dépréciation compétitive des taux de change, au rejet du multilatéralisme…. C’est un nationalisme économique qui ne se résume pas à la défense légitime des intérêts nationaux car il s’agit de mettre en œuvre des politiques économiques, non seulement au bénéfice des nationaux, non seulement de façon unilatérale, mais de le faire au détriment des intérêts étrangers et aux dépens de la coopération internationale. America First Again, le slogan préféré de Donald Trump, l’illustre parfaitement (Eichengreen, 2018). L’argument central, à grands traits, est de considérer que les autres pays ne jouent pas le jeu et s’arrogent des avantages qui faussent la concurrence et confortent les imperfections des marchés au détriment de l’économie nationale. Il faut donc protéger ou favoriser l’économie nationale aux dépens de ses partenaires, en réduisant le champ des actions collectives, le jeu de la coopération internationale et l’ouverture des marchés. Au-delà des programmes de plusieurs candidats à la présidentielle française, à gauche et à droite, on doit citer, sous ce registre, certaines politiques menées en Amérique latine dans les années 1990-2000, la politique économique de Donald Trump, le Brexit, la politique économique de Recep Erdogan en Turquie depuis 2018. Mais les effets de ces politiques sont décevants et loin de tenir les promesses initiales (Guriev et Papaioannou, 2022).

De ce point de vue, la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump avec la Chine est emblématique. Cette politique néo-populiste s’apparente à un marché de dupes pour les ménages américains, même s’il est difficile d’évaluer cette expérience, par manque de recul mais surtout compte tenu des interférences provoquées par la crise du Covid depuis la fin 2019. Cette politique est un échec pour plusieurs raisons. Malgré l’ampleur des hausses de droits de douane et des restrictions imposées à la Chine, la réduction du déficit commercial bilatéral américain est avérée en 2020 (de l’ordre de 30 milliards de dollars), mais ce déficit se dégrade à nouveau en 2021 et 2022. La réduction initiale du déficit commercial sino-américain s’accompagne d’un gonflement bien plus grand du déficit commercial des Etats-Unis avec l’ensemble de ses partenaires, dès 2020 (dégradation d’environ 60 milliards de dollars) puis en 2021 et 2022. Quant aux nouveaux droits de douane imposés par l’Administration Trump dès 2018, ils ont été répercutés en totalité sur les prix acquittés par les ménages américains, ou par les importateurs de biens intermédiaires, sans réduction significative des volumes importés. L’essentiel du surcoût a donc été supporté par les consommateurs américains.

Sur un autre plan, Donald Trump s’est lancé dans une dénonciation de la surévaluation du dollar provoquée par la guerre des monnaies que pratiqueraient certains pays, la Chine en particulier. Il a également très fortement critiqué la Fed et son président, Jérôme Powell, coupable de contribuer insuffisamment à la baisse du dollar, pourtant victime des agissements des gouvernements manipulateurs des taux de change. Un tel dumping monétaire était donc perçu par le président américain comme une menace pour l’économie américaine et sa compétitivité. C’est à nouveau la marque d’une rhétorique néo-populiste faisant des gouvernements étrangers, par leur politique de change, les principaux responsables des déficits commerciaux américains. Il n’est pas contestable que certains pays, la Chine, mais aussi bien d’autres (Suisse, Danemark…) ont mené dans le passé des politiques de sous-évaluation de leur monnaie. Mais une dépréciation du dollar, de nature à contrecarrer l’attitude agressive et condamnable des banques centrales ou des gouvernements étrangers, dans la terminologie des tweets de Donald Trump, ne serait pas en mesure d’améliorer la situation de l’économie américaine. Une analyse macroéconomique élémentaire ne permet pas d’anticiper une amélioration significative de la balance commerciale américaine en réponse à une guerre des monnaies impulsée par Washington. Le plaidoyer de l’Administration Trump en faveur d’une baisse du dollar négligeait en effet trois phénomènes : d’une part, la baisse du dollar, si elle était provoquée par une baisse des taux de la Fed, ne saurait induire une dépréciation réelle du dollar de la même ampleur à cause de l’effet inflationniste d’une telle option ; d’autre part, la baisse des taux d’intérêt et celle du dollar nominal provoqueraient un ajustement macroéconomique qui s’étendrait vers la consommation, le niveau d’investissement, la croissance aux Etats-Unis, mais aussi, de façon symétrique, parmi ses partenaires commerciaux ; enfin, on ne saurait imaginer que les autres pays, parmi le G20, restent inertes face à un tel choc sur le dollar, comme on l’a vu avec les mesures de rétorsion chinoises ayant répondu aux mesures protectionnistes américaines, et leurs réactions doivent donc être intégrées au raisonnement.

Il y a là une illustration de ce que sait tout étudiant en économie, et que le néo- populisme monétaire de Donald Trump a fermement ignoré : s’ajoutant aux multiples interdépendances macroéconomiques que pourrait induire une dépréciation forcée du dollar, la configuration actuelle du commerce international, caractérisée, d’un côté, par le poids de la facturation des échanges en dollar, ce qui limite la répercussion des variations de taux de change sur le prix des exportations et, donc, sur les volumes, et, d’un autre côté, par l’ampleur de l’intégration internationale des chaînes de production, altère considérablement le processus d’ajustement international par le jeu des variations de prix relatifs, en un mot par une guerre des taux de change.

Les talons d’Achille de la macroéconomie populiste et les menaces sur la démocratie

Malgré la diversité des politiques économiques populistes, classiques ou modernes, et l’ampleur inégale des effets observés, cette récurrence des échecs et cette insoutenabilité macroéconomique des mesures engagées s’expliquent par au moins quatre types de facteurs :

  1. la méconnaissance ou l’ignorance naïve de plusieurs principes économiques de base, comme la confusion entre dépréciation nominale et dépréciation réelle du taux de change, ou la faiblesse des substitutions de l’offre domestique à l’offre étrangère en présence d’une guerre commerciale ;
  2. la sous-estimation des interdépendances macroéconomiques et des contre- réactions en chaîne des agents économiques nationaux, ménages ou entreprises, face aux mesures mises en œuvre, se traduisant par des pénuries du côté de l’offre et selon les cas par l’hyperinflation ou les crises financières ;
  3. l’illusion d’un isolationnisme et l’absence de prise en compte des politiques de rétorsion du côté des économies étrangères, typiquement en présence d’une dépréciation compétitive du taux de change ou de mesures protectionnistes ;
  4. enfin, une focalisation sur le court-terme et les effets immédiats d’un choc de demande ou de redistribution, en négligeant les conséquences de plus long terme sur les capacités productives, la productivité et donc sur la croissance potentielle.

A ces échecs économiques, on doit ajouter le risque d’un report des difficultés économiques rencontrées vers le modèle institutionnel ou politique avec les dérives autoritaires, voire totalitaires, souvent observées (Funke, Schularick et Trebesch, 2021). A ce sujet, Rodrik (2018, 2019) oppose les bonnes et les mauvaises politiques populistes, selon qu’elles se limitent aux politiques économiques visant la correction des effets les plus inégalitaires de l’hyper-globalisation ou qu’elles s’étendent aux institutions politiques et à la dégradation de la démocratie. Mais la distinction entre le populisme économique et le populisme politique ne tient pas durablement. Les exemples abondent, bien sûr en Amérique latine mais aussi plus récemment en Turquie et aux Etats-Unis, où le populisme économique, à cause de son échec, ne peut survivre qu’au prix d’une dégradation des institutions politiques préexistantes notamment en adoptant de nouvelles constitutions supposées répondre aux exigences d’une reprise en main nationaliste au bénéfice du peuple face aux menaces étrangères ou internes.

Toutefois, rejeter les politiques économiques populistes, de droite comme de gauche, parce qu’elles ne sont pas soutenables, parce qu’elles induisent des conséquences désastreuses pour ceux qui devaient en bénéficier, parce qu’elles minent le pouvoir d’achat non seulement des plus pauvres mais aussi des classes moyennes et affaiblissent la croissance de long terme, ne signifie nullement qu’il convient de revenir à des mesures plus orthodoxes. Pour deux raisons.

D’abord, parce que les politiques macroéconomiques du populisme classique ressemblent étrangement aux politiques non-conventionnelles (monétaires et budgétaires) qui se sont généralisées après la crise financière et la Grande contraction de 2008-2009, et face à la crise du Covid depuis 2020, sans que l’on range ces politiques sous le registre du populisme. Au-delà du vocabulaire, que l’on invoque le populisme ou la non-conventionnalité, il est avéré, à ce jour, que ces politiques n’ont pas provoqué la série d’échecs associés aux expériences populistes, classiques ou modernes. Ce point est à méditer, car cela signifie que certaines politiques populistes pourraient avoir gagné un surcroît de légitimité et d’efficacité face aux crises. Jusqu’ici en tout cas et au prix d’une fuite en avant dans l’endettement. Mais qu’en sera-t-il d’un tel jugement après la normalisation des politiques économiques actuellement en cours dans un contexte mondial fortement dégradé à cause de la guerre en Ukraine ?

Ensuite, parce que les phénomènes qui ont provoqué l’arrivée au pouvoir des populistes sont toujours là. Les inégalités de revenus et de patrimoines, le ralentissement de la croissance tendancielle, la chute des gains de productivité, les défis des transitions démographiques ou climatiques, les effets très inégaux de la globalisation… persistent. Mais il faut rechercher d’autres réponses que le miroir aux alouettes des populismes économiques.


André Cartapanis, membre du Cercle des économistes et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence