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Réguler les GAFAM


Tech | Mondialisation

Écrit pour la session 24 « Réguler les GAFAM »

Alors même que le rôle structurant et le poids des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ne cessent de croître depuis plusieurs années, les griefs à leur encontre se multiplient. En témoignent, en particulier, les plaintes déposées aux Etats-Unis envers Facebook et Google avec comme principal chef d’accusation l’entrave à la concurrence. Facebook est ainsi accusé d’avoir éliminé la concurrence dans le domaine des réseaux sociaux en rachetant à des prix exorbitants Instagram en 2012 pour un milliard de dollars et WhatsApp en 2014 pour 22 milliards de dollars. De son côté, Google a racheté Youtube dès 2006 et il lui est reproché ses pratiques visant à maintenir son monopole en matière de moteur de recherche. Face aux pratiques anti-concurrentielles de ces géants du numérique liées à leur pouvoir de monopole, quelle régulation mettre en place ?

La finance durable et responsable met en évidence l’influence déterminante des investisseurs dans l’orientation des pratiques des entreprises qu’ils financent. Plus spécifiquement, l’investissement à impact suppose une démarche intentionnelle de la part de l’investisseur qui a une contribution sociale et environnementale positive directe et mesurable dans la décision d’investissement de l’entreprise. Il s’agit alors de repenser les stratégies et les actions sur le long terme. Cette notion est née aux Etats-Unis en 2007. Elle s’est développée avec le Global Impact Investing Network qui a contribué à étendre l’investissement à impact à l’échelle internationale puis a connu une croissance exponentielle depuis la crise de 2008. L’investissement à impact est concentré essentiellement au Canada et aux USA, favorisé par l’émergence de fonds spécialisés. Toutefois, il est de plus en plus présent en France avec une estimation de 715 milliards de dollars d’investissement en 2020 par le GIIN,en forte progression par rapport à l’année précédente.

Des entreprises qui ne répondent pas au modèle traditionnel

La réponse est loin d’être évidente au vu de la nature même de ces sociétés dont le poids économique, mais aussi politique, est majeur. Réguler les GAFAM implique de faire évoluer le cadre juridique et, en particulier, le droit de la concurrence. Outre le fait que toute modification d’un cadre juridique s’accompagne de longs délais, la régulation est construite sur le modèle d’entreprises manufacturières dont les revenus proviennent de la production de biens vendus à un certain prix.

Valérie Mignon

C’est en même temps cette accentuation de la puissance des GAFAM qui pousse les États à agir en faveur d’une régulation.

Les GAFAM s’écartent grandement d’un tel schéma. Ce sont en effet des entreprises dont l’évolution est extrêmement rapide et qui bénéficient d’externalités de réseau très importantes. Plus le nombre d’utilisateurs de services (numériques) augmente, plus ces services ont de la valeur pour les consommateurs, attirant par là-même de nouveaux utilisateurs, mais aussi des publicitaires et ainsi de suite. Les consommateurs sont attirés par les GAFAM car elles donnent accès à un très large réseau, renforçant d’autant plus leur position sur le marché. Ces effets de réseau poussent à la concentration et ont pour conséquence d’accroître la taille des entreprises du numérique, jusqu’à atteindre, à l’extrême, une position dominante limitant toute concurrence potentielle. A cela s’ajoute l’existence de fortes économies d’échelle dans la production de services numériques, ce qui s’accompagne de coûts fixes élevés, mais surtout de coûts variables très faibles, permettant aux GAFAM d’évoluer très rapidement tant du côté des fournisseurs que des consommateurs.

Ces spécificités et la rapidité de l’évolution des GAFAM sont difficilement conciliables avec le temps long dans lequel s’inscrivent le droit de la concurrence et la régulation.
Dans un tel contexte, quelles sont les pistes s’offrant au régulateur ?

Taxer les GAFAM

Une première option consiste à imposer les GAFAM. Là encore, cela nécessite de faire évoluer rapidement le cadre juridique conçu pour l’ « économie traditionnelle » au sens où seules les sociétés présentes dans un pays peuvent être taxées par celui-ci. Les GAFAM échappent à cette règle puisqu’elles offrent leurs services au niveau mondial en étant implantées dans le(s) pays de leur choix, celui (ceux) à la fiscalité la plus avantageuse. En conséquence, elles ne paient pas, ou très peu, d’impôts. Des discussions sont en cours au niveau du G20 pour imposer une taxe numérique, mais celle-ci a été jusqu’à récemment rejetée par les Etats-Unis car jugée discriminante à l’égard des GAFAM. Quoiqu’il en soit, si cette taxe voit le jour, sa mise en oeuvre n’est pas attendue avant la fin de l’année 2023.

Une piste complémentaire consisterait à demander aux GAFAM une contribution financière en soutien aux infrastructures numériques eu égard à l’importance du trafic généré.

Démanteler les GAFAM

Une deuxième piste, radicale, consiste en le démantèlement visant à interrompre la vive croissance des GAFAM. Cette solution, évoquée à plusieurs reprises lors de la campagne présidentielle américaine en 2019, a été – très rarement – appliquée par le passé aux Etats-Unis (pour l’opérateur de télécommunications AT&T en 1982, notamment) et repose sur le Sherman Antitrust Act qui régit les pratiques anti-concurrentielles.

A titre d’exemple, il pourrait être imposé à Apple de se séparer de son service de streaming Apple Music afin de permettre aux autres plateformes, notamment musicales comme Spotify, de se développer. La situation s’est en réalité déjà produite avec la plateforme Giphy. Cette dernière offrait aux publicitaires la possibilité d’inclure leur publicité dans des gifs (images animées) en ligne. Souhaitant se débarrasser de ce concurrent potentiel sur le marché publicitaire, Facebook a acquis cette plateforme en mai 2020 pour 400 millions de dollars. En novembre 2021, l’Autorité de la concurrence britannique a imposé à Facebook de se séparer de la plateforme Giphy pour laisser la concurrence s’opérer sur le marché publicitaire.

L’option du démantèlement dépend toutefois fortement du pouvoir politique en place, très souvent réticent à la mettre en oeuvre, et les bénéfices attendus d’une telle opération sont très incertains. Rien ne garantit qu’il serait plus aisé de réguler une multiplicité d’acteurs du numérique que les GAFAM en tant que conglomérat. Rien ne garantit non plus que le pouvoir de monopole serait supprimé. Il ne pourrait en effet aucunement disparaître, mais au contraire s’étendre à plusieurs secteurs.

Par ailleurs, outre le caractère très incertain du gain concurrentiel attendu, un démantèlement peut être source de pertes d’efficacité. Celles-ci peuvent découler de la perte de données, altérant le fonctionnement des algorithmes, d’un frein à l’incitation à innover ou encore de la réduction des économies d’envergure résultant de la production de services par une même entreprise. Du côté des consommateurs, ceux-ci perdraient « le bénéfice d’utiliser un écosystème de produits ou services. » (Bourreau et Perrot, 20201).

Un autre facteur mérite d’être mentionné et tient au développement des « GAFAM chinoises », les BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi). Ces dernières se tournent de plus en plus vers l’Occident et constituent une menace, en termes de concurrence, pour les Etats-Unis. Un démantèlement des GAFAM aurait pour conséquence très probable un affaiblissement de celles-ci face aux BATHX qui pourraient alors devenir plus importantes que leurs homologues américaines. Un tel démantèlement ne semble donc pas à l’ordre du jour actuellement.

Au total, comme le soulignent Bourreau et Perrot (2020), « le démantèlement d’un acteur du numérique ne peut se concevoir que comme une solution de dernier recours pour remédier à des abus de position dominante avérés. »

Sanctionner financièrement les GAFAM

Une troisième piste est celle des amendes et sanctions financières. En France, l’Autorité de la concurrence, qui a à sa charge la régulation des GAFAM, a infligé une amende record de 500 millions d’euros à Google pour ses pratiques anti-concurrentielles. Même si ces amendes et sanctions peuvent

être importantes, elles interviennent ex post et leur montant reste souvent dérisoire par rapport aux bénéfices réalisés par les entreprises du numérique.

Réguler les GAFAM au niveau européen

Ces trois premières options étant peu concluantes, une quatrième initiative suscite un vif intérêt. Il s’agit du projet de législation proposé par la Commission européenne en décembre 2020 au travers de deux textes, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA), dont l’adoption est prévue pour cette année 2022.

Le premier volet, le DSA, a vocation à réguler les contenus illicites de la publicité, les propos haineux et les fake news diffusés sur les plateformes numériques. Pour cela, les GAFAM ne pourront plus utiliser leurs algorithmes à des fins de promotion et devront remettre plusieurs informations concernant les modalités de diffusion des publicités, les publics visés, l’impact des publicités sur les individus en termes de risque, etc. La transparence des algorithmes doit être assurée.
Le deuxième volet, le DMA, concerne la régulation de la concurrence sur le marché du numérique avec la volonté de limiter les abus de position dominante menaçant le jeu de la concurrence.

Un troisième volet, le Gouvernance Data Act, est également prévu concernant le partage des données entre les acteurs de la société.
Ce projet de législation a comme caractéristique de proposer un cadre de régulation ex ante et non plus, comme c’est le cas actuellement, de prendre des mesures ex post pour corriger les écarts aux pratiques concurrentielles. La régulation devient ainsi préventive. Cette caractéristique permet de lever une des difficultés de la régulation ex post, à savoir la durée des procédures devant les autorités de concurrence déconnectée du fonctionnement du marché du numérique.

Contrôler les techniques de collecte et d’usage des données des GAFAM

Une autre piste de régulation ex ante, proposée par Bourreau et Perrot (2020), consiste à contrôler la façon dont les données sont collectées et mises à disposition des tiers. Les données dont disposent les GAFAM sont en effet devenues un outil stratégique à part entière, dont ont absolument besoin les nouveaux entrants sur le marché. Or, pour limiter la concurrence des tiers, les géants du numérique peuvent leur rendre l’accès à ces données très difficile et les exclure ainsi du marché.

Le régulateur aurait alors pour mission de surveiller la collecte et l’accès aux données en imposant aux GAFAM de lui signaler toute modification dans la technologie d’acquisition de ces données. Une étude d’impact pourrait dès lors être réalisée afin d’évaluer l’effet sur la concurrence.
Comme le suggèrent Bourreau et Perrot (2020) une telle régulation des données devrait revenir aux autorités de concurrence.

Un équilibre à trouver entre régulation et innovation

La régulation des GAFAM est d’autant plus compliquée que la puissance de celles-ci, déjà conséquente, s’est fortement renforcée avec la pandémie de Covid-19. Leurs services, pour nombre d’entre eux, sont devenus indispensables durant les périodes de confinement. Les plateformes numériques ont non seulement fourni les outils nécessaires au télétravail, mais les réseaux sociaux ont aussi permis aux individus de garder contact avec leurs proches, les plateformes de streaming ont rendu possible l’accès à la culture, les services d’achats en ligne ont connu un essor considérable en permettant à de nombreux individus de s’approvisionner, etc. Au-delà de ce renforcement du pouvoir des GAFAM durant la crise sanitaire, il est à souligner que ces entreprises ont joué un rôle moteur en matière d’innovation depuis de nombreuses années et ont permis l’émergence de nouveaux secteurs qui, sans elles, n’auraient jamais vu le jour. C’est en même temps cette accentuation de la puissance des GAFAM qui pousse les Etats à agir en faveur d’une régulation.

Au total, réguler les GAFAM est une tâche complexe à de multiples égards et donnant lieu à de fortes tensions entre les différents acteurs au niveau mondial. L’équilibre sera à trouver entre niveau de régulation suffisant pour assurer la concurrence et non-entrave à l’innovation. Ce défi doit en outre être relevé rapidement, en lien avec la vitesse de développement des services numériques.


Valérie Mignon, membre du Cercle des économistes, professeur à l’Université Paris Nanterre, chercheur à EconomiX-CNRS et conseiller scientifique au CEPII.