Un événement du Cercle des économistes
Espace presse

Par Jean Paul POLLIN, membre du Cercle des économistes

Lire sa biographie 

Quand on s’inquiète aujourd’hui du danger que représente l’accumulation des dettes publiques, on évoque généralement la brutale montée des taux d’endettement observée dans les pays avancés depuis une quinzaine d’années. De fait, le ratio Dettes/PIB de tous ces pays pris globalement s’est accru de quelques 30 % entre 2007 et 2012, pour se stabiliser aux alentours de 107 % avant de reprendre 15 % entre 2019 et 2021, si l’on se réfère aux dernières projections du FMI.

Quels indicateurs pour mesurer la soutenabilité des dettes ?

La dérive est impressionnante, mais on peut se demander si le ratio utilisé est le bon indicateur pour juger de la soutenabilité des dettes, c’est-à-dire de la capacité des États à en supporter la charge. Car diverses expériences historiques nous ont appris que certains États ont connu, souvent dans les périodes de guerre, des taux d’endettement très élevés sans que cela se termine par leur insolvabilité. De même que l’on observe à moment donné des disparités importantes entre les taux d’endettement nationaux (par exemple 250 % au Japon contre 70 % en Allemagne) qui ne semblent pas préjuger de l’aptitude des pays concernés à rembourser leurs dettes. Il n’a d’ailleurs jamais été démontré empiriquement qu’il existait un seuil d’endettement capable de prédire de façon fiable la faillite d’un État ou simplement de mettre en danger son économie, par exemple de nuire à sa croissance.

En revanche il est vrai que l’on utilise souvent l’équation de la dynamique des taux d’endettement qui permet de décomposer les facteurs de leur évolution et d’analyser les conditions de leur stabilisation. Elle s’écrit :

Variation du taux d’endettement = (Taux d’intérêt–Taux de croissance) x Taux d’endettement – Solde budgétaire primaire/ PIB                 (1)

En faisant l’hypothèse d’un taux d’intérêt réel sur la dette de 0,5 % et un taux de croissance de 1,5 %, il ressort que le taux d’endettement peut être stabilisé à 130 %, même avec un taux de déficit budgétaire primaire (c’est-à-dire hors intérêt de la dette) d’un peu plus de 1 % du PIB. Ce résultat dépend naturellement de l’écart négatif que l’on a spécifié entre le taux d’intérêt et le taux de croissance, ce qui s’approche de la situation que l’on devrait observer dans les années qui viennent.

Cette équation, par contre, ne permet pas de définir un niveau ou une plage d’endettement qui révèlerait des problèmes de solvabilité, serait susceptible de déclencher des mouvements de défiance et constituerait donc une limite à ne pas dépasser. Cela s’explique par le fait que, par construction, le taux d’endettement rapporte un stock (les dettes publiques) à un flux (le PIB courant) qui ne constitue en aucune façon une mesure fiable de la garantie des engagements de l’État. Théoriquement les dettes sont soutenables lorsque leur valeur n’excède pas la somme actualisée des soldes budgétaires futurs. C’est cet agrégat, qui a la dimension d’un stock, qui est de nature à garantir les dettes publiques. Mais on conçoit qu’il est bien difficile de passer de cette définition à une évaluation concrète de la solvabilité d’un Etat. En d’autres termes, on ne sait pas vraiment construire un ratio stock/stock disposant de la fiabilité nécessaire.

Dès lors une autre solution peut être de calculer, comme cela se fait de plus en plus, un ratio flux/flux en rapportant la charge de la dette au PIB courant. Car, dans la mesure où les États ont généralement la capacité de « faire rouler leurs dettes », c’est-à-dire de compenser régulièrement leurs remboursements par de nouvelles émissions, la charge qu’elles représentent pour la collectivité se mesure au montant des intérêts (nets de la dépréciation de la dette due à l’inflation) qui doivent être prélevés sur le PIB. Ainsi, dans bon nombre de pays avancés cette charge d’intérêt était comprise entre 2 et 4 % du PIB à la fin des années 90 (2 % aux US, 3,5 % en France), alors qu’aujourd’hui elle se situe entre 1 et 2 %, en dépit de l’augmentation de l’endettement. Ceci est évidemment dû à la baisse des taux d’intérêt réels intervenue durant les vingt dernières années et ce mouvement devrait se poursuivre quelque temps encore du fait des conditions de taux encore plus accommodantes depuis le début de la crise sanitaire. Mais en définitive on en vient à une évaluation du « danger de la dette » bien différente de celle qui ressort de l’observation des taux d’endettement.

On peut en effet considérer qu’un État a la capacité de s’endetter tant que la charge de sa dette n’excède pas un certain pourcentage y de son PIB. Ce pourcentage étant estimé sur la base du passé, de ses projections budgétaires, d’éventuelles marges de sécurité… Ce qui s’écrit :

Taux d’intérêt x Dette < y x PIB                  (2)

Ainsi avec un taux d’intérêt de 1 % et un pourcentage y de 2 % on parvient à une limite de taux d’endettement de 200 %. Ce qui semble offrir une capacité d’endettement (un « espace budgétaire ») conséquente, à l’opposé de ce que laisse croire l’apparent dérapage des dettes publiques. La question restant toutefois de savoir si cette capacité d’endettement doit être exploitée et pour quoi faire. Nous allons y revenir.

Le tournant de la « normalisation » à venir

En attendant, notons encore que les chiffres que l’on vient d’utiliser ne s’accorde qu’avec une situation particulière. Le niveau des taux d’intérêt résulte de politiques monétaires ultra- accommodantes en réponse à deux crises de grande ampleur. Plus profondément il caractérise une phase de l’économie durant laquelle se conjuguent des taux de croissance, d’inflation et d’intérêt étrangement faibles par rapport à ceux des décennies précédentes. On a parlé de « stagnation séculaire » pour qualifier ce phénomène qui a fait l’objet d’explications diverses : excès mondial d’épargne, faiblesse des gains de productivité résultant d’une « révolution industrielle » jusqu’ici introuvable, glissement de la structure productive vers les services… Peut-être cela reflète-t-il les limites d’un système qui ne parvient pas à maitriser certains des dysfonctionnements qui brident son développement, telles que les dégradations qu’il impose à l’environnement ou la montée des inégalités qu’il génère.

Quoiqu’il en soit, on ne pourra pas maintenir à moyen-long terme le niveau des taux que l’on connait aujourd’hui. D’abord parce que cela est susceptible de déstabiliser le système financier (par l’incitation à l’endettement, la fragilisation des institutions financières) et d’orienter l’épargne vers des emplois inefficients (des investissements trop peu rentables, des entreprises non viables, des valeurs refuges). Ensuite parce qu’à mesure que la situation économique et les politiques monétaires reviendront à la normale, les taux d’intérêt remonteront et se rapprocheront des taux de croissance. Théoriquement à l’équilibre de l’économie, et sous les hypothèses habituelles de raisonnement, le taux d’intérêt réel et le taux de croissance s’égalisent.

Dans ces conditions, si l’on reprend l’équation (1) de la dynamique des taux d’endettement écrite précédemment, la stabilisation de ce taux suppose l’équilibre du solde budgétaire primaire. Et si l’on reprend l’inégalité (2) définissant la limite de l’endettement public, celle-ci se trouve sérieusement réduite : en gardant à 2 % la charge maximale de la charge de la dette par rapport au PIB, la limite d’endettement est ramenée à près de 130 % pour un taux d’intérêt de 1,5 % et à 100 % pour un taux de 2 %. Après le retour à « la normale » l’espace budgétaire n’existe donc pratiquement plus.

Bien sûr, cette évolution s’opèrera de façon progressive parce que le mouvement des taux sera géré avec prudence afin d’éviter les risques de crise sur les marchés financiers. Mais aussi parce que l’incidence sur le coût de la dette se fera au gré de sa rotation (son remboursement/renouvellement), et dans la mesure où la durée moyenne des dettes en Europe est de l’ordre de 6 à 8 ans, cela offrira un laps de temps assez long avant que le poids des dettes ne s’alourdisse. C’est-à-dire que les conditions de leur soutenabilité s’avèrent plus contraignantes. Il reste alors à voir comment ce délai peut être utilisé pour chercher à réduire les risques que peut faire courir à l’avenir l’accumulation des dettes de ces quinze dernières années.

Assurer l’avenir en profitant des anomalies du présent

En simplifiant, mais aussi en écartant certaines propositions qui nous semblent de peu d’intérêt, on peut dire que trois grands types de solutions peuvent être retenus pour renforcer la soutenabilité des dettes. Ceci, répétons-le, durant une période qui confère aux Etats une réelle marge de manœuvre.

La première de ces solutions consiste à agir sur le solde budgétaire par une augmentation de la fiscalité ou une réduction de la dépense publique. Mais jusqu’ici cette orientation a été délaissée car le choix de la rigueur ne ferait qu’aggraver les difficultés des économies en sortie de crise. Naturellement le temps viendra de mettre fin aux déficits budgétaires massifs qui ont permis d’éviter l’effondrement de l’activité. Mais dans l’immédiat l’accroissement des prélèvements obligatoires aurait des effets désincitatifs sur l’offre et dépressifs sur la demande. La baisse de la demande publique réduirait aussi la demande globale et se traduirait sans doute par l’abandon ou le report d’investissements publics dont la crise a souligné la nécessité pour le rebond et la réorientation de la croissance.

La seconde solution, souvent utilisée dans le passé, consisterait à s’en remettre à l’inflation pour induire une dévalorisation des dettes en termes réels. Mais outre les effets de redistribution, complexes à évaluer, qui peuvent en résulter, le procédé n’est pas facile à gérer. Car on ne choisit pas précisément le niveau ni la durée d’un phénomène inflationniste, comme les banques centrales ont pu le vérifier dans les années récentes. De plus, la dévalorisation ne peut être que transitoire, car les taux d’intérêt s’ajustent à l’inflation dès qu’elle est anticipée par les marchés. Seules les dettes existantes se trouvent plus ou moins effacées selon le rythme de leur remboursement. L’effet ne serait certes pas négligeable, mais pas néanmoins à la hauteur du problème à résoudre, si l’on veut rester dans une hypothèse raisonnable d’accroissement de l’inflation : un surcroit d’inflation de 2 % efface 9 % d’une dette de durée moyenne de 8 ans.

Dès lors, la solution qui semble devoir être privilégiée se situe du côté de l’augmentation des taux de croissance. Nous pensons que c’est en positionnant les économies avancées sur des trends d’une croissance plus soutenue et plus durable, en les faisant échapper à la « malédiction de la stagnation séculaire » que l’on réduira le poids relatif des dettes publiques. Or, ces économies en ont certainement le potentiel et elles disposent aussi d’importants moyens du fait des conditions de financement dont elles bénéficient provisoirement.

Il est en effet déroutant d’entendre parler aujourd’hui d’épuisement des gains de productivité après avoir été inondés, durant plus de vingt ans, de discours sur la nouvelle révolution industrielle et ses innovations de rupture. Il est tout aussi étrange de voir évoqué un excès d’épargne mondiale alors que les opportunités d’investissement semblent désormais sans limites, du fait des nécessités de la transition écologique, mais aussi des besoins insatisfaits révélés par la crise : recomposition des chaines de valeurs, développement de divers types d’infrastructures (dans les réseaux, le sanitaire, l’éducation, la R&D…). En grande partie ces investissements sont du reste susceptibles de dégager des rentabilités capables d’en couvrir les coûts et au-delà. Mais, s’agissant d’investissements publics ils sont aussi à l’origine d’externalités positives qui leur confèrent une rentabilité macroéconomique supérieure à leur rentabilité micro.

Ainsi une plus forte croissance devrait permettre de maintenir plus longtemps l’évolution du coût de la dette sous celle du PIB et d’équilibrer plus facilement les comptes publics, notamment par l’augmentation des recettes qui en résulterait. Dans l’immédiat il nous semble donc essentiel de profiter des quelques années durant lesquelles les charges d’intérêt sur la dette resteront limitées, pour mettre en œuvre des programmes d’investissements publics ambitieux. Tout en s’assurant par ailleurs d’une allocation efficiente de l’épargne vers l’investissement privé. Cette stratégie confortera la soutenabilité des dettes plus surement que des politiques visant à revenir trop vite à l’équilibre budgétaire. Ce qui ne saurait être interprété comme une incitation au laxisme, puisque c’est bien le budget d’investissement qui doit être ici sollicité, même s’il faut reconnaitre et assumer que la frontière entre ces deux compartiments est pour partie incertaine.

Ajoutons que pour assurer la pérennité de cette solution dans le temps des ajustements institutionnels seraient utiles pour assurer à la politique budgétaire plus de souplesse et de réactivité. Au plan européen cela suppose que l’on en vienne à des règles et une coordination des politiques moins simplistes, pour ne pas dire caricaturales, que celles qui sont censées prévaloir aujourd’hui. Mais en ce domaine aussi le choc de la crise a ouvert une fenêtre qui pourrait rendre possible un rapprochement des points de vue porteur de progrès. Il faut également faire en sorte d’en profiter.